Je serre le volant si fort que j'ai l'impression que le cuir va fondre sous mes paumes. Mes jointures virent au blanc spectral. Je tiens le coup, mais à peine. Si je relâche ma prise, ne serait-ce qu'une fraction de seconde, je sens que je vais me désintégrer.
À côté de moi, Marie parle.
Ses lèvres bougent. Je capte le mouvement périphérique, l'agitation frénétique de ses mains parfaitement manucurées, mais le son me parvient comme s'il traversait un aquarium. Étouffé. Distant. Irréel.
"...et franchement, le dossier Lambert est une catastrophe, Raphaël. Tu m'écoutes ?"
Sa voix perce enfin ma bulle. Aiguë. Stridente. Comme une craie sur un tableau noir.
Je n'avais jamais remarqué à quel point sa fréquence vocale pouvait être physiquement douloureuse.
"Je conduis, Marie."
C'est tout ce que je parviens à articuler. Ma voix est rauque, rouillée, comme celle d'un homme qui a oublié comment communiquer avec les vivants.
Elle soupire bruyamment, un son théâtral, et croise les bras en s'enfonçant dans le cuir coûteux du siège passager.
"Tu es insupportable depuis un mois," lâche-t-elle, le ton acide. "Depuis que Claire est partie bouder chez ses parents, tu n'es plus le même. C'est ridicule. Elle reviendra quand elle aura fini son caprice."
Claire.
Le nom frappe ma poitrine avec la violence d'un impact balistique.
Cela fait trente jours.
Trente jours que je rentre dans un appartement qui résonne comme un tombeau.
Trente jours que je ne sens plus l'odeur subtile de sa crème hydratante flotter dans la salle de bain.
Trente jours que personne ne me demande comment s'est passée ma journée avec ce regard doux, ce regard qui semblait boire ma fatigue et me rendre mon humanité.
Je pensais que ce serait un soulagement. Plus de pression pour le mariage. Plus de regards tristes qui me faisaient sentir coupable sans que je comprenne pourquoi.
Mais ce n'est pas un soulagement. C'est une amputation à vif.
Je regarde Marie du coin de l'œil. Elle vérifie son maquillage dans le miroir de courtoisie, indifférente à ma détresse. Elle est belle, objectivement. Une beauté froide, glacée. Mais elle occupe trop de place. Elle parle trop fort. Elle rit aux mauvais moments.
Elle n'est pas Claire.
Une angoisse terrible me saisit, froide et visqueuse, se resserrant autour de ma gorge.
Je n'ai pas eu de nouvelles. Pas un message. Pas un appel. J'ai vérifié mes mails bloqués, mes spams, obsessivement. Rien. C'est comme si elle avait cessé d'exister à la seconde où elle a franchi le seuil de la porte.
"Raphaël ! Attention !"
Le cri de Marie me gifle et me ramène à la réalité.
Le cul d'un camion remplit tout mon champ de vision. Je pile.
L'ABS martèle sous mon pied. Les pneus hurlent sur l'asphalte, une complainte déchirante. L'odeur âcre de la gomme brûlée envahit instantanément l'habitacle. La ceinture de sécurité se bloque et me scie la clavicule.
La voiture s'immobilise en tremblant, à quelques centimètres à peine du pare-chocs en acier.
Le silence retombe, lourd, épais, seulement troublé par la respiration saccadée de Marie.
"Tu es malade !" hurle-t-elle, la voix brisée par la panique. "Tu as failli nous tuer ! Tout ça parce que tu es distrait par ton ex-secrétaire ?"
Je ne la regarde pas. Je regarde mes mains qui tremblent sur le volant, incontrôlables.
Ce n'est pas de la distraction. C'est du manque. Un manque physique, violent, organique. Comme si on m'avait arraché une partie vitale de mon anatomie.
Je déboucle ma ceinture. Le clic métallique résonne comme un verdict.
"Descends," dis-je.
"Quoi ?"
"Descends de la voiture, Marie. Je te paie un Uber."
Elle me fixe, bouche bée, choquée par la froideur chirurgicale de mon ton. Je n'ai jamais été froid avec elle. Elle était ma priorité. Mon trophée.
"Tu me jettes sur le bord de la route ? Pour elle ?"
Je me tourne vers elle. Pour la première fois, je la vois vraiment. Sans filtre. Je vois son égoïsme brut. Je vois comment elle a grignoté ma vie, morceau par morceau, jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien de l'homme que j'étais quand Claire me regardait.
"Ce n'est pas pour elle," dis-je calmement, d'une voix qui ne souffre aucune réplique. "C'est pour moi. J'ai besoin de respirer. Et tu me pompes tout mon air."
Elle sort, furieuse, en claquant la porte si fort que la voiture en tremble encore une fois.
Je reste seul dans l'habitacle.
Le silence revient. Mais il ne m'apaise pas. Il me hurle la vérité que je refuse d'admettre depuis quatre semaines.
Ma vie "parfaite" sans Claire n'est qu'une coquille vide. Un décor de théâtre en carton-pâte.
Je tape sur le volant. Une fois. Deux fois. La douleur dans mes poings me fait du bien.
Je dois la trouver. Je dois savoir où elle est. Je dois entendre sa voix, même si c'est pour qu'elle me crie dessus, même si c'est pour qu'elle me dise qu'elle me hait.
Je remets le contact. Je ne rentre pas chez moi. Je fais demi-tour.
Je vais au bureau. Je l'ai évité jusqu'à présent, comme un lieu maudit, mais c'est là que tout a commencé. Et c'est là, dans les archives que je n'ai pas osé ouvrir, que je trouverai une piste.