Au lieu de ça, mon père, cet avocat redouté dans tous les prétoires de Paris, a les larmes aux yeux. Il me serre dans ses bras si fort que j'ai peur qu'il me brise les côtes.
- Tu es là, ma chérie. C'est tout ce qui compte.
Ma mère essuie mes joues avec ses pouces, un geste d'une douceur infinie.
- Laisse-nous prendre le relais. Tu n'es plus seule.
Pour la première fois depuis des années, je sens un poids écrasant quitter mes épaules. Je ne suis plus l'intruse. Je suis l'enfant prodigue.
Quelques jours plus tard, je suis à l'aéroport. Je dois régler une dernière formalité administrative avant de m'installer définitivement dans la maison de campagne que mes parents ont fait préparer pour ma grossesse.
Je suis assise dans un coin discret, un livre sur les genoux que je ne lis pas.
Une agent d'escale passe. Elle me sourit.
- L'embarquement va bientôt commencer, Mademoiselle. Tout va bien ?
- Oui, dis-je. Tout va bien.
Elle a un regard d'une bienveillance sincère.
- Bon voyage. Prenez soin de vous.
L'ironie est mordante : des inconnus me traitent avec plus d'humanité que l'homme avec qui je vivais.
Soudain, une voix perce le brouhaha.
- Raphaël, dépêche-toi ! On va rater le vol pour les Maldives !
Je me fige.
Je tourne la tête, au ralenti.
Ils sont là. À cinquante mètres.
Raphaël pousse un chariot à bagages. Il a l'air épuisé, les traits tirés. Il porte les lunettes de soleil que je lui ai offertes pour son dernier anniversaire.
Marie est accrochée à son bras comme une sangsue. Elle rit, insouciante. Elle n'a aucune séquelle de son soi-disant "grave accident".
Raphaël s'arrête. Il lève la tête. Il scanne la foule.
Son regard passe sur moi.
Mon cœur rate un battement.
Il plisse les yeux. Il semble hésiter. Est-ce qu'il m'a vue ? Est-ce qu'il sent ma présence, comme une vibration désagréable dans l'air ?
Marie tire sur sa manche avec impatience.
- Raphaël ! Qu'est-ce que tu regardes ? Viens !
Il secoue la tête. Il se détourne.
- Rien. J'ai cru voir... Laisse tomber.
Ils s'éloignent vers la porte d'embarquement opposée.
Je relâche mon souffle. Je ne savais même pas que je le retenais.
Il part en vacances avec elle. Alors que je porte son enfant. Alors que je reconstruis ma vie sur des ruines.
Je fouille dans mon sac à main.
Je sors le dernier lien.
Le bracelet en jade. Celui que j'avais sauvé de la poubelle au dernier moment, par faiblesse. Celui que j'avais recollé avec tant de soin.
Je le regarde une dernière fois. Les fissures sont grossières. Il est hideux. C'est cassé.
Je me lève. Je marche vers une corbeille en métal près de la porte.
L'hôtesse me regarde. Elle voit le bijou. Elle a l'air surprise que je veuille jeter quelque chose qui semble avoir de la valeur.
Je lui souris. Un vrai sourire.
Je lâche le bracelet.
Clang.
Il tombe au fond, parmi les gobelets de café vides et les vieux journaux.
- C'est juste un vieux truc, dis-je à l'hôtesse. Il ne me va plus.
Je me retourne. Je marche vers mon avion.
Je ne regarde pas en arrière. Je ne regarde pas vers les Maldives.
Je m'installe près du hublot. Les moteurs rugissent. L'avion s'élance sur la piste.
La poussée m'écrase contre le siège. C'est une sensation puissante.
Nous décollons. Paris devient minuscule. Raphaël devient minuscule.
Je ferme les yeux. Je vois mon bureau à Paris. Je vois le berceau dans la chambre jaune. Je vois les dossiers que je vais gagner.
Je ne suis plus la "femme de". Je ne suis plus la victime.
Je suis Claire. Et pour la première fois de ma vie, je prends mon envol.
Seule. Et libre.