La musique, étouffée par la distance, me parvenait par vagues joyeuses et cruelles. Le monde continuait de tourner, indifférent au fait que mon univers venait de s'effondrer.
Une étrange sensation de calme m'a envahie. Ce n'était pas de la paix. C'était le vide. Absolu.
J'avais l'impression d'être devenue un spectre assistant à ses propres funérailles. Je ne ressentais plus la morsure du vent sur ma peau nue. Je ne ressentais plus la honte brûlante. Juste une lucidité glaciale.
Soudain, des phares ont balayé l'allée principale, découpant la nuit. Une voiture de sport a crissé sur le bitume avant de s'immobiliser près des grilles.
Eric.
Mon cœur a raté un battement, un vieux réflexe stupide et pathétique. Une part naïve de moi a hurlé d'espoir : *Est-ce qu'il venait me chercher ? Est-ce qu'il avait réalisé son erreur ?*
Il est sorti du véhicule.
Il était impeccable dans son smoking sur mesure, mais son visage était un masque de dureté professionnelle. Il n'avait pas l'air d'un homme inquiet pour sa fiancée disparue.
Il avait l'air d'un Capo gérant une erreur logistique gênante.
Il a adressé un signe sec au chef de la sécurité. Je me suis accroupie derrière un buisson de houx, retenant mon souffle jusqu'à la douleur.
- Assurez-vous que le périmètre est étanche, a ordonné Eric. Sa voix portait clairement dans l'air cristallin, dénuée de la moindre émotion. Je ne veux pas qu'elle revienne faire une scène. Si vous la voyez, ne la laissez pas approcher du manoir.
- Et si elle résiste, monsieur ? a demandé le garde, la main déjà posée sur son arme.
Eric a épousseté une saleté invisible sur sa manche, un geste d'une arrogance insupportable.
- Traitez-la comme n'importe quel intrus. Pas de traitement de faveur.
Il a marqué une pause, et son regard a balayé l'obscurité où je me cachais, sans me voir.
- Elle n'est plus personne.
*Elle n'est plus personne.*
Les mots ont flotté vers moi, définitifs comme une sentence de mort. Il ne me rejetait pas seulement. Il m'effaçait. J'étais une rature sur le papier glacé de sa vie parfaite.
Il est remonté dans sa voiture et a fait demi-tour, retournant vers la chaleur, vers la lumière, vers Stephanie.
Je suis restée là, pétrifiée, réalisant avec horreur que si je m'étais montrée, il m'aurait peut-être fait abattre comme un chien errant. L'homme que j'avais aimé n'existait pas. C'était un monstre déguisé en prince charmant.
Le ronronnement d'un moteur puissant, beaucoup plus grave et discret que celui d'Eric, a alors approché.
Une berline noire, blindée, aux vitres teintées si sombres qu'elles semblaient absorber la lumière de la lune, a glissé le long de la route.
Elle ne s'est pas arrêtée devant la grille.
Elle s'est arrêtée à ma hauteur. Devant moi.
La vitre arrière s'est baissée dans un chuintement électrique.
Deux yeux sombres, insondables comme des abysses, m'ont fixée.
Cole Luciano.
Le *Consigliere* de la famille rivale. L'homme dont on disait qu'il avait de la glace à la place du sang. On le surnommait « Le Fossoyeur » parce qu'il enterrait les secrets et les ennemis avec la même efficacité redoutable.
Il ne m'a pas souri. Il n'a pas demandé si j'allais bien. Il a simplement ouvert la portière de l'intérieur.
- Monte.
Ce n'était pas une invitation. C'était un ordre. Une loi de la nature.
J'aurais dû fuir. Courir dans les bois jusqu'à ce que mes poumons brûlent. Monter dans la voiture de Cole Luciano était aussi dangereux, sinon plus, que de rester ici.
Mais mes jambes ont bougé d'elles-mêmes, guidées par un instinct de survie primaire. Je suis montée.
La chaleur de l'habitacle m'a frappée de plein fouet, m'enveloppant comme une couverture lourde et protectrice.
La voiture a démarré avant même que je n'aie fini de fermer la portière.
À l'avant, le chauffeur a parlé dans une radio cryptée.
- Cible sécurisée, Boss. Les Santoro sont en train de nettoyer les « déchets » autour du périmètre. Ils ne savent pas qu'on l'a récupérée.
Cole a émis un petit bruit méprisant, un grognement bas qui a vibré dans sa gorge. Il regardait droit devant lui, ignorant ma présence tremblante sur le cuir à côté de lui.
- Les amateurs laissent toujours des traces, a-t-il murmuré, plus pour lui-même que pour moi.
J'ai osé tourner la tête pour regarder son profil. Il était d'une beauté terrifiante, sculpté dans la pierre et la violence. Je me suis souvenue d'Eric, de ses sourires charmeurs qui cachaient le néant.
Cole ne cachait rien. Il était le néant incarné.
- Pourquoi ? ai-je croassé. Ma voix était brisée, méconnaissable.
Il a tourné la tête vers moi, lentement.
Ses yeux ont scanné mon visage, ma robe déchirée, mes mains vides et tremblantes. Il n'y avait aucune pitié dans son regard. Juste une possession calculée.
- Parce que ce qu'Eric Santoro jette, je le ramasse, a-t-il répondu d'un calme olympien. Tu es une arme, Estella. Il est juste trop stupide pour savoir comment appuyer sur la détente.
Je me suis recroquevillée contre la portière, cherchant à mettre de la distance entre nous. Je regardais le manoir disparaître au loin, devenant un point lumineux insignifiant dans le rétroviseur.
- Tu m'emmènes où ?
- Loin de ton passé.
Il a sorti un téléphone noir et a tapé un message rapide.
- À partir de maintenant, Estella Vance est morte. Tu m'appartiens.
La voiture s'est enfoncée dans la nuit noire, m'avalant tout entière.
J'ai fermé les yeux, et pour la première fois de la soirée, j'ai laissé une larme brûlante couler sur ma joue. Non pas pour Eric.
Mais pour la fille que j'avais été, celle qui croyait aux contes de fées.
Elle était morte sur le bord de cette route, et je ne la pleurerais pas.