Chapitre 2

Estelle POV

Je marchais dans la rue, traînant ma valise derrière moi, mais je ne sentais même pas le pavé sous mes pieds.

C'était une sensation étrange, vertigineuse, comme si mon esprit s'était détaché de mon corps pour flotter quelques mètres au-dessus de ma tête.

Je me voyais avancer, une silhouette frêle dans le crépuscule, quittant la maison de mon enfance sans un regard en arrière.

Une partie de moi était montée dans ce train vers une ville inconnue, cherchant l'anonymat et le silence.

Mais une autre partie, une conscience douloureuse et persistante, semblait être restée agrippée aux murs que je venais de fuir.

Je voyais tout.

Je ressentais tout, tel un fantôme condamné à hanter ses propres bourreaux.

J'ai vu Éric arriver dans le salon des Vincent, une heure après mon départ.

Il portait son costume gris anthracite, celui qu'il réservait pour les négociations difficiles.

Il n'avait pas l'air d'un homme inquiet pour sa fiancée.

Non, il avait l'allure d'un gestionnaire de crise venu nettoyer un dégât des eaux.

"Elle est partie ?" a-t-il demandé à Vincent, sans même prendre la peine de s'asseoir.

"Oui. Bon débarras," a grogné mon père en se servant un verre de whisky. "Elle a fait une scène épouvantable."

Éric a hoché la tête, impassible, sortant son téléphone.

Je l'ai vu taper un message.

Au même instant, à des centaines de kilomètres de là, mon téléphone a vibré contre ma cuisse sur le siège du train.

*Calme-toi et arrête de faire l'enfant. On en parlera quand tu auras fini ta crise.*

J'ai lu les mots sur l'écran.

Une dernière étincelle d'espoir, minuscule et pathétique, s'est éteinte au fond de ma poitrine.

Il ne s'inquiétait pas.

Il me donnait un ordre.

Mon esprit, toujours flottant dans le salon de mon père, a vu Éric ranger son téléphone avec un soupir d'agacement.

"C'est juste une phase," a-t-il dit à Vincent d'un ton docte. "Estelle est émotionnellement instable ces derniers temps. Elle a besoin qu'on lui fixe des limites. Elle reviendra quand elle aura faim ou froid."

Il parlait de moi comme d'un animal domestique égaré.

Comme d'une chose qu'on possède, pas qu'on aime.

Puis, il est monté à l'étage.

Il est entré dans ma chambre.

Il a vu le tas de soie déchiquetée au milieu de la pièce.

Pendant une seconde, j'ai cru voir une ombre passer sur son visage.

Mais elle a disparu aussi vite qu'elle était venue, remplacée par un rictus de mépris.

D'un geste sec, il a donné un coup de pied dans les lambeaux de ma robe de mariée.

"Ridicule," a-t-il murmuré pour lui-même. "Du pur mélodrame."

Il est redescendu trouver Stéphane, qui était installée sur le canapé avec une poche de glace sur une cheville qui n'avait strictement rien.

"Ne t'inquiète pas," a dit Éric en s'asseyant près d'elle, sa voix changeant du tout au tout, devenant soudain chaude, protectrice. "Elle est partie, c'est mieux comme ça. Tu pourras te reposer tranquillement maintenant."

"J'ai peur qu'elle revienne et qu'elle me fasse mal, Éric," a geint Stéphane.

"Elle ne t'approchera plus. Je te le promets."

Carl, l'ami d'enfance d'Éric, était présent, adossé au cadre de la porte.

"Tu es dur, mec," a dit Carl, les sourcils froncés. "Elle est partie avec une seule valise. Tu ne penses pas que tu devrais..."

"Carl, s'il te plaît," l'a coupé Éric en levant la main. "Ne tombe pas dans son panneau. Estelle adore attirer l'attention. Si je cours après elle, je valide son comportement hystérique."

Dans le train, j'ai posé ma tête contre la vitre froide.

Les larmes ne coulaient plus.

La douleur aiguë du début avait laissé place à un grand vide blanc, une anesthésie totale.

Je regardais le paysage défiler, et je savais.

Je savais qu'il ne viendrait pas.

Je savais qu'il ne comprendrait pas.

Et pour la première fois de ma vie, je n'attendais plus qu'il le fasse.

Ce lien invisible qui me retenait encore à lui, cette capacité surnaturelle à voir sa froideur à distance, n'était pas un espoir.

C'était la confirmation que je devais mourir à cette vie pour pouvoir renaître ailleurs.

Je n'étais plus Estelle, la copine d'Éric.

J'étais juste une ombre dans un train, et c'était la chose la plus libératrice que j'aie jamais ressentie.

            
            

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