Je me mis à courir à toute vitesse le long du trottoir menant au supermarché. J'évitai les passants, les couples main dans la main, les enfants sur leurs tricycles, un oncle promenant son chien, et bien d'autres encore. Mais je dus m'arrêter net lorsque je faillis percuter un homme âgé, légèrement bedonnant. Il devait avoir une cinquantaine d'années, vêtu de beaux vêtements, comme s'il venait de la grande ville.
Personne de son âge ne s'habillait aussi bien par ici.
« Je suis vraiment désolée, monsieur ! Je vous ai bousculé ? Vous allez bien ? » lançai-je, enchaînant mes questions sans reprendre mon souffle.
Je pense que je m'étais arrêtée à temps avant de le heurter, mais je préférais en être sûre. Il semblait surpris de me voir m'excuser autant. Pourtant, l'instant d'après, il se mit à sourire.
« Je vais très bien, jeune demoiselle. Pas d'inquiétude à avoir. J'ai peut-être l'air vieux et un peu rondouillard, mais je vous assure que je suis solide et en pleine forme ! » répondit-il d'une voix tonitruante avant d'éclater de rire.
« Oh... je suis ravie de l'entendre. Dans ce cas... » répondis-je avec un sourire. Mais je n'oubliais pas que j'étais pressée. Je ne pouvais pas rester là à bavarder, même si l'envie y était.
« Attendez, mademoiselle ! » m'interpella le vieil homme alors que je m'apprêtais à repartir.
« Oui ? Vous avez besoin d'aide ? » demandai-je.
« Connaissez-vous... quelqu'un du nom de Jack Witman ? » demanda-t-il en plissant légèrement les yeux.
Euh... je ne crois pas avoir déjà entendu ce nom.
« Désolée, monsieur. Ce nom ne me dit rien. Je suis navrée de ne pas pouvoir vous aider, » répondis-je sincèrement avec un sourire désolé.
« Hmm... je vois, » répondit-il d'une voix adoucie.
« Vous cherchez cet homme ? Il vit dans cette ville ? » repris-je, espérant pouvoir faire quelque chose.
« Oui. C'est... un vieil ami à moi. Nous nous sommes disputés quand nous étions jeunes, et je ne l'ai plus revu depuis des années. Mais maintenant que je vieillis, vous savez... j'aimerais bien le revoir, » dit-il avec une pointe de mélancolie.
« Cette ville est petite, mais... je n'ai jamais entendu parler de lui. Je suis vraiment désolée... » soufflai-je, pleine de regret.
« Oh... ce n'est rien. Ce n'est pas grave, » répondit-il avec un petit sourire.
« Bon, je dois vraiment y aller. Alors... passez une bonne journée, monsieur ! J'espère que vous retrouverez votre ami ! » dis-je aussi joyeusement que possible.
Je m'inclinai poliment avant de repartir en courant vers le supermarché. J'étais sûre d'arriver en retard, mais si je me dépêchais, je pouvais encore attraper quelques articles en promotion pour ma grand-mère.
« À bientôt, petite demoiselle, » murmura le vieil homme pour lui-même, regardant la jeune fille s'éloigner jusqu'à disparaître dans la foule.
...
Je marchai lentement sur le trottoir, les bras chargés de sacs de courses. Voilà le fruit de mes efforts : attraper les produits en solde avant qu'ils ne disparaissent. Même si j'étais arrivée un peu en retard, j'avais quand même réussi à acheter la plupart des articles de la liste de grand-mère. Elle serait fière de moi.
Mais je n'imaginais pas que ce serait aussi lourd. Peut-être qu'en économisant un peu, je pourrais acheter un vélo, ou au moins un petit chariot pour transporter ces sacs de courses. Ce n'était pour l'instant qu'une idée... Nous n'avions pas vraiment d'argent à mettre de côté.
Je n'étais pas née dans une famille pauvre. Les seize premières années de ma vie s'étaient déroulées dans une famille de classe moyenne, avec un niveau de vie confortable. Nous avions une maison, une voiture, et j'allais dans une école privée où j'avais beaucoup d'amis. Mes parents dirigeaient leur propre entreprise, et tout allait bien... jusqu'à ce jour maudit.
Il y a environ six ans, mes parents sont morts dans un accident de voiture, percutés de plein fouet par un camion de transport.
L'enquête révéla plus tard que le chauffeur du camion, ivre de la fête à laquelle il avait participé la veille, souffrait encore d'une gueule de bois lorsqu'il avait pris le volant ce matin-là. Quelle qu'en soit la raison, j'ai perdu mes deux parents ce jour-là.
L'accident fit la une des journaux, avec des photos nettes de leur voiture entièrement embrasée avant qu'elle n'explose. Plusieurs personnes présentes sur les lieux furent blessées. Le chauffeur du camion, grièvement touché, survécut malgré tout.
Mes parents m'emmenaient toujours à l'école chaque matin avant de partir travailler. Ce fut un hasard incroyable que je ne sois pas avec eux ce jour-là.
La veille, j'avais passé la nuit chez une amie pour une soirée pyjama, et c'est en allant à l'école avec elle que j'appris la nouvelle de l'accident.
Je repense souvent à ce coup du sort.
Si je n'avais pas participé à cette soirée, je serais probablement morte avec eux dans la voiture.
Qui sait... peut-être que cela aurait été une meilleure option ?
Ma vie changea radicalement après leur disparition. D'abord, j'appris une vérité amère : tout le monde ne te veut pas forcément du bien, même quand il prétend le contraire. Juste après les funérailles, je découvris que le soi-disant associé de mes parents avait pris le contrôle de leur entreprise. Il ne restait rien à transmettre , rien qui puisse m'appartenir. En résumé, on m'avait volé la part que mes parents m'avaient laissée.
Tout ce qu'ils avaient construit s'était envolé en une seule nuit.
Et les choses empirèrent encore. On me dit que mes parents avaient contracté des dettes auprès de la banque, et que cette dernière allait saisir la maison mise en garantie. Après le règlement des dettes, il ne restait plus rien : plus de maison, plus de voiture, presque plus d'économies.
Je sortis de cette épreuve avec moins de trois cents dollars en poche et plus rien d'autre que le souvenir d'une vie qui n'existait plus.