Mais la présence, ce poids invisible sur ses épaules, ne l'avait jamais quittée. Et quand elle entra dans la galerie marchande, avec ses couloirs de verre et ses étages suspendus, la sensation devint insupportable. Chaque pas résonnait comme un écho d'avertissement. Chaque visage dans la foule lui paraissait suspect. Elle serrait son sac contre elle, le cœur battant trop fort, comme si son corps tout entier hurlait que quelque chose approchait.
Puis elle le vit.
Il ne faisait rien pour se cacher. Bien au contraire, il se tenait là, debout au milieu du passage, immobile, comme une pierre noire plantée dans la lumière artificielle des néons. Raven Duskbane. Son nom vibra dans l'esprit de Lyra comme une prière inversée, un appel interdit. Les passants continuaient leur route, certains s'écartaient machinalement de lui sans comprendre pourquoi, d'autres le regardaient du coin de l'œil avant de détourner vite la tête. Mais elle, elle resta figée, incapable de détourner le regard.
Il était plus grand que sur les photos, plus réel, terriblement vivant. Son costume sombre épousait son corps avec une élégance froide, et ses yeux... ces yeux semblaient avaler toute la lumière autour d'eux. Pas seulement noirs, mais habités, traversés par une intensité animale qui rendait chaque battement de son cœur douloureux.
Elle voulut reculer, mais ses jambes refusèrent de lui obéir. La foule passait entre eux, créant une barrière mouvante, mais il ne quittait pas sa place, ni son regard. C'était elle qu'il voyait, et rien d'autre. Comme si l'univers s'était réduit à cette ligne invisible qui les reliait.
- Lyra.
Il n'avait pas crié, pas haussé le ton. Une simple voix basse, prononcée dans le vacarme du centre commercial, et pourtant elle l'entendit distinctement. Son nom roula dans l'air comme une promesse, ou une menace. Elle sentit ses doigts se crisper sur la sangle de son sac, son souffle s'étrangler dans sa gorge.
Elle força ses jambes à bouger. Un pas. Puis un autre. Pas vers lui, non, mais de travers, essayant de se perdre dans la marée humaine. Mais il était déjà là. Comme s'il avait traversé l'espace en un clin d'œil, ses pas fluides, presque silencieux, le ramenant à ses côtés.
Il se pencha légèrement, assez pour qu'elle sente son souffle contre sa tempe, et murmura :
- Tu as vraiment cru que tu pourrais me fuir ?
Son corps se raidit. Elle voulait répondre, crier, protester. Mais ses mots restaient coincés, étouffés par une peur qu'elle n'avait jamais connue. Pourtant, au milieu de cette peur, il y avait autre chose. Un frisson de chaleur, un trouble incompréhensible qui l'irritait autant qu'il la désarmait.
Elle leva enfin les yeux vers lui. Et ce qu'elle y lut la cloua sur place. Ce n'était pas seulement de la possession, ni de la colère. C'était une faim, brute, primitive. Son regard n'avait rien d'humain à cet instant, ou peut-être trop. On y lisait l'animal, le prédateur, mais aussi l'homme blessé qui voyait dans ce ventre qu'elle portait un morceau de lui, un héritage qu'il ne laisserait à personne d'autre.
- Laissez-moi, souffla-t-elle, sa voix brisée mais ferme.
Un sourire effleura ses lèvres, sombre et presque tendre.
- Laisser ? Quand tu portes ce qui est à moi ?
Il fit un pas de plus, réduisant l'espace entre eux à presque rien. La foule continuait de circuler, indifférente, comme si un sort les enveloppait, les isolait du reste du monde. Lyra sentit ses épaules frôlées par sa présence, son parfum à la fois métallique et boisé envahir ses sens. Elle eut l'impression de se noyer, d'être aspirée dans une profondeur où elle perdrait toute notion de volonté.
Elle rassembla le peu de courage qui lui restait et planta ses yeux dans les siens.
- Cet enfant est autant le mien que le vôtre. Je ne suis pas une proie que l'on garde en cage.
Ses mots tremblaient, mais ils étaient vrais. Elle voulait croire à sa force, à son libre arbitre. Pourtant, en voyant la façon dont ses yeux s'assombrissaient, elle comprit qu'il ne reculerait pas.
Raven se pencha, son murmure à peine audible mais tranchant comme une lame :
- Tu ne comprends pas encore, Lyra. Tu n'es pas ma prisonnière. Tu es déjà une partie de moi. Et personne, pas même toi, ne peut briser ça.
Elle ferma les yeux, prise entre l'envie de s'enfuir et celle, inexplicable, de céder à cette attraction. Son cœur battait si fort qu'elle craignait qu'il n'explose. Quand elle rouvrit les paupières, il la fixait toujours, l'air de celui qui venait de marquer son territoire en plein milieu de la foule.
Et dans ce silence tendu, elle sut une chose : sa vie venait de basculer pour de bon. Plus de fuite possible. L'ombre avait trouvé sa lumière.
Il ne bougeait pas, mais son regard suffisait à la clouer sur place. Dans ce tumulte de voix, de pas et de rires autour d'eux, Lyra n'entendait plus que cette voix basse qui venait de s'insinuer en elle, comme un serment gravé au fer rouge. Il ne criait pas, il ne menaçait pas. Il affirmait simplement, avec la froide certitude de celui qui ne doute jamais.
- Tu peux reculer, tu peux détourner les yeux, Lyra, mais tu ne pourras pas échapper à ce que tu es en train de devenir. Tu portes mon héritier. Et ça, aucun monde ne peut l'effacer.
Les mots lui frappèrent la poitrine comme un coup. "Mon héritier." Deux syllabes lourdes qui lui firent perdre l'air une seconde. Elle avait déjà imaginé cette confrontation mille fois depuis qu'elle connaissait son nom, mais jamais ainsi. Elle aurait préféré la colère, une menace, quelque chose de tangible contre lequel se dresser. Mais il parlait comme s'il énonçait une loi naturelle, un destin contre lequel elle ne pouvait rien.
Elle sentit sa gorge se serrer. Elle aurait voulu rire, cracher son refus, briser cette cage qu'il essayait de tisser autour d'elle avec des mots. Mais son corps tremblait, pas seulement de peur. Ce qui l'effrayait le plus, c'était cette chaleur sourde, ce trouble coupable qu'elle ressentait en le regardant. Ce magnétisme animal, ce mélange de fascination et de répulsion qui menaçait de la désarmer.
Elle prit une grande inspiration, le regardant droit dans ses yeux noirs.
- Vous n'avez aucun droit sur moi. Aucun. Je ne suis pas votre possession. Cet enfant... il est peut-être né d'une erreur, mais je choisirai seule la vie que je veux pour lui.
Sa voix n'était pas stable, mais ses mots vibraient d'une force nouvelle. Elle n'avait pas réfléchi, elle avait parlé avec ses tripes, avec cette urgence de ne pas se laisser avaler par ses ténèbres.
Raven ne cilla pas. Un silence s'installa, presque irréel. Puis, lentement, un sourire passa sur ses lèvres. Pas moqueur. Intrigué. Comme si elle venait de briser un scénario qu'il croyait déjà écrit.
- Tu es différente, murmura-t-il. Les autres auraient baissé la tête. Toi, tu oses lever les yeux.
Elle recula d'un pas, surprise par le calme étrange de sa voix.
- Ne vous avisez pas de me suivre.
Il aurait pu rire, mais il se contenta de la fixer encore un instant, avec cette intensité qui faisait vibrer l'air autour d'eux. Son silence était pire qu'une menace. Elle n'attendit pas davantage : ses jambes, enfin libérées, se mirent à courir. Elle traversa la galerie, bousculant des passants, ignorant les protestations, le cœur battant à lui déchirer la poitrine.
Elle n'osa pas se retourner avant d'avoir franchi les portes automatiques et senti l'air extérieur la gifler. Dans la rue, elle accéléra encore, comme si la vitesse pouvait effacer l'ombre qui la suivait. Elle se perdit dans des ruelles, grimpa des escaliers, changea de trottoir. Chaque pas sonnait comme une rébellion, chaque respiration comme une victoire fragile.
Quand enfin elle s'arrêta, haletante, adossée à un mur décrépit, elle osa jeter un regard derrière elle. Personne. Ni lui, ni ses hommes. Rien que la ville indifférente.
Un rire nerveux lui échappa. Comment était-ce possible ? Elle avait fui... et il ne l'avait pas arrêtée. Elle avait senti, dans ses yeux, qu'il en avait le pouvoir. Mais il l'avait laissée partir.
Elle ferma les yeux, posant une main tremblante sur son ventre. Était-ce un piège ? Une stratégie ? Ou bien... un choix ?
De son côté, resté dans la galerie, Raven suivait du regard l'endroit où elle avait disparu. Ses hommes attendaient un ordre, prêts à la poursuivre. Mais il leva une main, imposant le silence et l'immobilité.
Un éclat particulier brillait dans ses yeux.
- Laissez-la, dit-il d'une voix basse mais ferme.
L'incompréhension passa sur les visages autour de lui, mais aucun n'osa protester. Raven détourna enfin les yeux, son sourire discret revenant hanter ses lèvres.
- Elle est audacieuse. Bien plus que je ne l'imaginais.
Dans son esprit, il n'y avait pas d'échec. Elle pouvait courir, se cacher, se débattre. Elle ne faisait que rendre le jeu plus intéressant. Car tôt ou tard, elle comprendrait ce qu'il savait déjà : son destin était scellé.
Et plus elle résistait, plus il brûlait d'envie de la posséder entièrement.