Mais depuis l'erreur médicale, depuis ce mot maudit - enceinte -, chaque murmure de la ville semblait se tourner vers lui, vers cet homme dont l'existence se superposait brutalement à la sienne.
Elle avait d'abord essayé de ne pas lier ce nom à une réalité. Elle s'était dit qu'il devait exister d'autres "Raven", que la ressemblance n'était qu'un hasard. Mais ses recherches, impulsives et tremblantes, balayèrent vite ce fragile espoir. Une simple frappe sur le clavier et les pages défilaient, saturées de son visage : un profil austère, des yeux d'un noir d'encre qui semblaient juger le monde entier, une silhouette élancée toujours drapée de costumes sombres. On le décrivait comme Alpha, héritier d'un empire financier tentaculaire, mais surtout comme l'homme d'une lignée entourée de malédictions.
Chaque article portait son lot de rumeurs : des ancêtres morts mystérieusement, des pactes secrets avec des forces obscures, des réceptions où les invités disparaissaient sans explication. Certains parlaient d'un culte ancien, d'autres d'une dynastie vouée aux Ombres. Lyra lisait, page après page, incapable de s'arrêter malgré l'angoisse qui s'accrochait à sa poitrine. Elle avait beau être rationnelle, formée à la science et à la logique, quelque chose en elle frémissait à chaque mot. Comme si une part primitive de son être reconnaissait, dans ces récits étranges, un danger qui la concernait directement.
Assise au bord de son lit, les volets clos, son ordinateur projetant une lumière blafarde sur son visage, elle chuchota pour elle-même :
- Pourquoi toi ? Pourquoi moi ?
Son reflet dans l'écran lui renvoya une expression qu'elle ne se connaissait pas : mélange d'effroi et de fascination. Car au-delà de la peur, il y avait autre chose, une curiosité brûlante qui la dérangeait. Qu'avait-il de si particulier, cet homme, pour qu'elle sente son cœur battre plus vite rien qu'à la lecture de son nom ? Était-ce l'enfant en elle qui réagissait ? Ou bien un lien invisible qu'elle n'avait pas encore le courage de nommer ?
Cette nuit-là, elle dormit peu. Ses rêves étaient troublés par des images qui ne lui appartenaient pas. Un manoir entouré de brume. Des silhouettes d'ombre se prosternant devant une couronne invisible. Et toujours ces yeux, ces yeux noirs qui semblaient la transpercer, comme si Raven lui-même observait son sommeil.
Au petit matin, elle tenta de reprendre pied dans la réalité. Elle se prépara mécaniquement, enfila un manteau trop grand pour elle, et sortit acheter de quoi tenir quelques jours. La rue, pourtant familière, lui parut différente. Comme si chaque pas l'éloignait d'une vie normale pour la jeter dans une toile qu'elle ne voyait pas encore entièrement.
À la supérette du coin, deux clientes discutaient près de la caisse, leurs voix excitées.
- Tu as entendu ? Raven Duskbane a encore racheté une société en faillite. Il contrôle tout, maintenant.
- Oui, mais tu sais ce qu'on raconte... qu'il n'est pas comme les autres.
Lyra s'arrêta net, son cœur bondissant. Les murmures des deux femmes prenaient soudain une importance démesurée.
- Pas comme les autres ? demanda la première.
- Ma tante travaillait dans l'un de ses hôtels. Elle a juré avoir vu des choses... impossibles. Des ombres qui bougeaient toutes seules, des invités qui juraient sentir un souffle glacé dans leur nuque. Et lui... toujours là, impassible, comme s'il contrôlait tout.
Un frisson traversa Lyra. Elle détourna les yeux, paya en silence, et sortit sans un mot. Le nom de Raven s'invitait partout, jusque dans les conversations banales du quartier. C'était comme si le monde entier voulait la prévenir.
Dans son appartement, elle s'effondra sur le canapé, serrant ses courses contre elle comme une protection dérisoire. Elle porta la main à son ventre. Toujours plat, toujours imperceptible... et pourtant déjà habité.
- Tu n'aurais jamais dû exister, souffla-t-elle. Mais maintenant que tu es là... je dois te protéger.
Un battement sourd résonna alors en elle, pas physique, pas médical... autre chose. Comme une pulsation étrangère, profonde, qui lui donna la chair de poule. Elle se redressa, le souffle court. Et si ce n'était pas seulement une grossesse ? Et si quelque chose d'autre grandissait, quelque chose qui appartenait autant aux Ombres qu'à la chair ?
Elle tenta de chasser l'idée, mais son esprit restait hanté par l'image de Raven.
Pendant ce temps, à des kilomètres de là, dans une tour de verre dominant la ville, un homme aux yeux noirs parcourait un dossier d'un calme glacial. Raven Duskbane avait appris la nouvelle. On lui avait remis un rapport discret : une jeune femme inconnue portait en elle son enfant. Il ne montra aucune émotion en lisant les détails, mais ceux qui le connaissaient savaient lire dans ses silences. Le moindre frémissement de ses lèvres, le léger resserrement de sa mâchoire, tout indiquait une tension contenue.
- Trouvez-la, ordonna-t-il d'une voix basse, presque caressante.
Ses hommes, vêtus de noir, inclinèrent la tête. Ils savaient que ce n'était pas une requête, mais un ordre absolu. Aucun d'entre eux ne se permettrait de désobéir.
Raven referma le dossier et se leva. Ses pas résonnèrent sur le marbre poli de son bureau, chaque mouvement mesuré, calculé. Il n'était pas homme à laisser le hasard gouverner son existence. Et l'idée que quelqu'un, quelque part, portait une partie de lui sans qu'il l'ait décidé éveillait en lui une faim qu'il n'avait jamais ressentie.
- Mon héritier, murmura-t-il, comme pour goûter au mot.
Son reflet dans la vitre lui renvoya une ombre plus grande que lui, un spectre qui l'accompagnait toujours. Dans ses yeux, une étincelle brillait, mélange de désir et de menace.
Au même instant, Lyra, seule dans son appartement, sentit un frisson parcourir son échine. Elle leva les yeux, convaincue que quelqu'un l'observait. La pièce était vide, silencieuse. Pourtant, l'air semblait plus lourd, saturé d'une présence invisible.
Elle ferma les volets d'un geste brusque, verrouilla la porte, mais rien n'apaisa cette sensation. Comme si des yeux invisibles s'étaient fixés sur elle et refusaient de cligner.
Son téléphone vibra. Un numéro inconnu. Elle hésita, la gorge serrée, puis décrocha.
- Mademoiselle Lyra ?
Une voix masculine, grave, parfaitement posée. Pas celle du médecin. Pas une voix familière.
- Qui êtes-vous ? demanda-t-elle d'un ton sec.
Un léger silence, puis un souffle qui fit trembler son cœur.
- Tu sais très bien qui je suis.
Elle raccrocha immédiatement, le téléphone glissant de ses mains tremblantes. Son corps entier était parcouru de chair de poule. Comment ? Comment avait-il déjà trouvé son nom ?
La pièce sembla se refermer sur elle. Elle porta ses mains à ses tempes, tentant de respirer. Mais chaque inspiration lui donnait l'impression d'aspirer une ombre.
Ce soir-là, elle ne dormit pas. Chaque bruit lui paraissait suspect, chaque ombre plus longue que d'ordinaire. Et à chaque battement de son cœur, elle sentait cette présence - lui - s'inviter un peu plus dans son monde, comme si la distance physique n'avait plus aucune importance.
Elle n'était déjà plus seule.