Ce jour-là, en s'asseyant au bord du lit, une vague de vertige la submergea. Elle porta une main tremblante à son ventre. Son souffle se bloqua, et un mot s'imposa à son esprit, implacable : enceinte.
Elle resta figée, les yeux grands ouverts, comme si le monde venait de s'écrouler sous ses pieds. Elle avait connu la peur, l'humiliation, la colère, mais jamais une terreur aussi profonde. Car si son intuition disait vrai, ce n'était plus seulement sa vie qui était en jeu, mais celle d'un être fragile qu'elle n'avait pas choisi de concevoir.
Le souvenir de la nuit de noces lui revint comme une lame glacée. Les gestes froids, l'absence de tendresse, le poids de son devoir. Pourtant, malgré l'absence d'amour, malgré la distance glaciale de Théo, la vie avait pris racine en elle.
Elle murmura d'une voix brisée :
- Mon Dieu... que vais-je devenir ?
Ses mains se crispèrent sur le tissu de sa robe. Elle pensa à sa mère, silencieuse lors de sa vente, à son beau-père qui l'avait livrée comme une marchandise. Personne ne viendrait la protéger. Son seul rempart désormais... c'était cet enfant.
Mais l'enfant était aussi un danger. Dans les couloirs, elle avait entendu les murmures : l'héritier du roi Alpha serait l'objet de toutes les convoitises. D'autres clans voudraient le posséder, le voler, peut-être même l'éliminer pour briser la lignée. Son ventre devenait à la fois un sanctuaire et une cible.
Une nausée violente la prit. Elle se leva précipitamment et s'adossa au mur, respirant avec difficulté. Dans ses veines, elle sentait la brûlure du lien d'âme qui l'unissait au roi. Était-ce pour cette raison que son corps avait accueilli si vite la vie ? Était-ce une bénédiction... ou une malédiction de plus ?
Un coup discret à la porte la fit sursauter. Une servante entra, portant une coupe de tisane chaude. Ses yeux baissés trahissaient une nervosité inhabituelle.
- Majesté... voici l'infusion que vous avez demandée hier. Elle apaise les... malaises.
Léa fronça les sourcils.
- Comment sais-tu que j'ai eu des malaises ?
La servante hésita, puis murmura :
- Les murs ont des oreilles, ici. Rien ne reste secret.
Ces mots glaçaient. Si les serviteurs avaient remarqué son état, combien de temps avant que Théo, ou pire encore, ses conseillers, ne découvrent la vérité ?
Léa ferma les yeux, un instant partagée entre le besoin de hurler et celui de cacher son ventre sous des couches de tissu. Elle ne pouvait pas fuir, pas maintenant. Mais elle devait protéger cette vie. Coûte que coûte.
La nouvelle arriva plus vite qu'elle ne l'avait prévu. Le soir même, alors qu'elle tentait de dîner sans éveiller de soupçons, deux conseillers s'approchèrent du trône et chuchotèrent quelque chose à l'oreille du roi. Les yeux de Théo se levèrent aussitôt vers elle, glacials et perçants.
Un silence pesant tomba sur la grande salle. Léa sentit son cœur s'arrêter. Les conversations s'étaient éteintes, les couverts figés au-dessus des assiettes. Tous attendaient la réaction du roi.
Il se leva lentement, chaque mouvement chargé d'une puissance contenue.
- Laissez-nous, ordonna-t-il d'une voix dure.
Les conseillers s'inclinèrent et se retirèrent, suivis des serviteurs. Bientôt, il ne resta plus qu'eux deux, face à face, dans cette immense salle illuminée par les flammes des torches.
Théo descendit les marches du trône, ses yeux accrochés aux siens. Léa sentit ses jambes trembler, mais elle resta debout, incapable de fuir.
- Est-ce vrai ? demanda-t-il d'une voix basse, presque rauque.
Elle serra ses mains sur sa robe, cherchant l'air qui manquait à ses poumons.
- Si tu demandes... oui. Je porte ton enfant.
Un silence épais s'abattit. Théo la fixa, et pour la première fois, son masque sembla se fissurer. Son regard, habituellement de glace, se troubla d'une émotion qu'elle n'aurait su nommer : surprise, peut-être crainte, ou une douleur trop ancienne pour être avouée.
Il fit un pas vers elle.
- Mon héritier...
Sa voix vibrait, mais il détourna aussitôt le regard, comme s'il se reprochait cette faiblesse.
- Cet enfant change tout, dit-il d'un ton redevenu dur. Tu comprends ?
Léa se redressa, malgré la panique.
- Oui. Il est ma seule arme. Mon seul espoir de survie.
Ses mots claquèrent dans l'air. Le roi la fixa, et ses yeux s'assombrirent davantage.
- Tu n'es pas une stratège, Léa. Tu joues avec un feu qui peut te consumer. Cet enfant...
Il s'interrompit, ses poings se serrant.
- Cet enfant est plus qu'un héritier. Son sang portera la marque de deux destins liés. Tu crois que c'est un hasard ?
Elle ouvrit la bouche, mais aucun son n'en sortit. Ses paroles l'avaient frappée de plein fouet. Alors il le savait, lui aussi. Le lien. Cette brûlure qui les avait unis dès le premier regard.
- Tu refuses de l'admettre, souffla-t-elle. Mais tu sais aussi bien que moi que nos âmes sont liées.
Théo recula comme si ses mots l'avaient blessé. Son regard se fit plus dur encore, une muraille se relevant aussitôt pour masquer la faille.
- Assez, Léa. Ne crois pas que cette grossesse te donne du pouvoir sur moi.
- Ce n'est pas du pouvoir, répliqua-t-elle, la voix tremblante mais ferme. C'est la vérité. Tu peux la nier, mais elle grandit déjà en moi.
Il détourna brusquement les yeux, comme s'il craignait de croiser son regard encore une seconde.
- Retourne dans tes appartements, ordonna-t-il.
Elle hésita, puis s'inclina légèrement, non par soumission, mais pour mettre fin à une confrontation qui l'épuisait. Elle sortit de la salle, le cœur en feu, les mains posées sur son ventre.
Cette nuit-là, Léa s'assit près de la fenêtre de sa chambre. La lune baignait le palais d'une clarté argentée. Elle caressa doucement son ventre encore plat, mais déjà habité. Des larmes roulèrent sur ses joues.
- Petit être... murmura-t-elle, je ne sais pas pourquoi tu viens dans ce monde cruel. Mais je te protégerai. Même si je dois défier ton père, même si je dois défier tout le royaume.
Une force nouvelle s'éveillait en elle, mêlée à la peur. Elle n'était plus seulement une prisonnière, une épouse vendue. Elle devenait une mère. Et ce rôle-là, personne ne pourrait le lui arracher.
Dans les profondeurs du palais, Théo, lui, restait seul sur son trône, la tête entre les mains. Pour la première fois depuis des années, il sentait la muraille de glace autour de son cœur se fendre. Mais au lieu de la lumière, c'était un gouffre qui s'ouvrait. Car il savait que cet enfant, porteur de leur sang mêlé, serait au centre d'une destinée que même lui ne pourrait contrôler.
Et cette idée l'effrayait plus que toutes les batailles qu'il avait menées.