- On vous attend dans la cour, dit-elle sèchement, sans la regarder.
Léa fronça les sourcils.
- Pourquoi ?
- Le roi le souhaite, répondit-elle, déjà sur le point de repartir.
Léa se leva, glissa le manteau sur ses épaules et suivit deux gardes qui l'attendaient devant sa porte. Leurs pas résonnaient dans les couloirs sombres tandis qu'ils descendaient vers les niveaux inférieurs du palais. L'air y était plus froid, chargé d'humidité et de pierre mouillée.
La cour intérieure s'ouvrit devant elle, pavée de dalles luisantes sous la pluie. Quelques soldats s'entraînaient, leurs épées entrechoquant leurs armures. Leurs cris de guerre déchiraient le silence, mais Léa sentait dans leurs regards quelque chose de différent lorsqu'ils la voyaient : du mépris, du dédain, parfois même de la haine.
Elle se tint droite, refusant de baisser la tête. Si elle montrait la moindre faiblesse, ils la dévoreraient comme des loups.
Un garde s'approcha d'elle, un homme au visage balafré et au regard insolent. Il ne s'inclina pas, ne baissa pas les yeux comme le voulait l'étiquette. Au contraire, il la détailla lentement, un sourire tordu étirant ses lèvres.
- Alors c'est toi, la nouvelle « reine » ? lança-t-il, la voix pleine de sarcasme. L'épouse achetée au marché ?
Quelques soldats ricanèrent. Le rouge monta aux joues de Léa, mais elle resta immobile.
- Tu devrais avoir honte, poursuivit-il, de marcher ici comme si tu valais quelque chose. Tu n'es qu'un ventre qu'on remplira, rien de plus.
Les rires éclatèrent plus forts. Le cœur de Léa se serra, mais sa colère prit le dessus. Elle fit un pas en avant, plantant ses yeux dans ceux du garde.
- Et toi, dit-elle d'une voix claire, tu n'es qu'un chien aboyant à l'ombre d'un maître que tu crains.
Le rire se bloqua dans la gorge de certains. Le garde balafré pâlit, puis son visage se crispa de rage. Il leva la main comme pour la gifler, oubliant toute retenue.
Mais la gifle ne vint jamais.
Une poigne de fer saisit son poignet en plein vol. La main du garde trembla sous la pression. Une voix glaciale, plus tranchante qu'une lame, s'éleva derrière lui.
- Baisse ta main, misérable.
Théo.
Le roi se tenait là, imposant, son manteau noir flottant sous le vent humide. Ses yeux d'acier lançaient des éclairs. Le silence tomba sur la cour entière. Même la pluie semblait s'être suspendue.
Le garde balafré balbutia, la sueur perlant sur son front.
- M-Majesté... je...
- Tu oses lever la main sur celle qui porte ma marque ? rugit Théo, resserrant son emprise.
Un craquement sinistre résonna. L'homme cria de douleur, s'agenouillant, son poignet presque broyé sous la force surnaturelle du roi.
Théo le repoussa avec dégoût.
- Qu'on l'enferme aux geôles. Qu'il pourrisse dans l'ombre pour son insolence.
Deux soldats se précipitèrent pour obéir, traînant le garde en hurlant. Personne ne riait plus. Tous avaient baissé la tête, effrayés.
Léa, elle, n'arrivait pas à détourner les yeux du roi. Il venait de la défendre, sans hésiter. Et pendant une fraction de seconde, lorsqu'il avait parlé d'« elle qui porte sa marque », son regard avait brillé d'une étincelle qu'elle n'avait encore jamais vue : une flamme humaine, protectrice, presque tendre.
Mais cette lueur disparut aussitôt qu'elle l'aperçut. Théo se tourna vers elle, ses traits redevenus durs, froids.
- Ne t'imagine pas que j'ai agi pour toi, dit-il sèchement. Je ne tolère simplement pas l'insubordination.
Elle soutint son regard, la gorge serrée.
- Pourtant, murmura-t-elle, c'est moi que tu as protégée.
Il serra les mâchoires, comme si ses propres mots l'avaient trahi.
- Tu n'es rien d'autre qu'un devoir, Léa. Un rôle à remplir. Ne l'oublie pas.
Il s'éloigna, son manteau claquant derrière lui comme une aile noire. Les soldats s'écartèrent sur son passage, baissant les yeux.
Léa resta immobile au milieu de la cour, le souffle court. Son cœur battait trop vite, pas seulement à cause de la peur, mais aussi de ce qu'elle avait vu. Ce roi cruel, maudit, inébranlable... avait laissé entrevoir une fissure.
Le reste de la journée, elle erra dans le palais, incapable de se concentrer. Chaque couloir semblait répéter cette scène dans son esprit. Les regards méprisants des serviteurs, elle y était habituée. Mais le regard de Théo, lui, l'obsédait. Cette étincelle brève, comme une braise sous la cendre, l'empêchait de respirer normalement.
Au soir, elle le retrouva dans la grande salle. Les torches jetaient une lumière dansante sur les murs de pierre, et les conseillers discutaient à voix basse. Théo trônait, majestueux, les yeux perdus dans le vide.
Elle s'approcha doucement.
- Majesté...
Il tourna la tête vers elle, son expression impassible.
- Que veux-tu ?
- Pourquoi m'as-tu défendue, tout à l'heure ? insista-t-elle.
Un éclat dangereux passa dans ses yeux.
- Je t'ai déjà répondu. C'était une question de discipline.
- Non, dit-elle avec une douceur inattendue. Tu aurais pu le punir sans intervenir ainsi. Mais tu as choisi de me protéger.
Ses doigts crispés sur l'accoudoir trahirent sa tension.
- Tu crois voir de l'humanité là où il n'y a que des chaînes, répliqua-t-il. Ne confonds pas faiblesse et stratégie.
Léa se rapprocha encore, ignorant les conseillers qui observaient la scène avec étonnement.
- Ce n'est pas de la stratégie, murmura-t-elle. C'est toi. Un homme qui se cache derrière une muraille de glace, mais qui n'a pas oublié ce que c'est que de sentir.
Il se leva brusquement, ses yeux lançant des éclairs.
- Assez ! Ne parle pas de ce que tu ne comprends pas.
Un silence pesant s'abattit. Même les flammes des torches semblaient vaciller. Léa recula, mais son regard resta fixé au sien. Elle n'avait pas peur de cette colère, pas vraiment. Elle avait vu ce qui se cachait derrière, ne serait-ce qu'un instant.
Théo détourna les yeux, comme si le poids de son propre cœur l'écrasait.
- Retourne dans tes appartements, dit-il d'une voix plus basse, presque rauque.
Léa obéit, mais en franchissant les portes de la salle, une certitude s'enracina en elle.
Le roi Alpha n'était pas seulement cruel. Il portait en lui une douleur profonde, une blessure invisible qu'il s'efforçait de masquer derrière sa froideur.
Et peut-être, pensa-t-elle en posant la main sur sa poitrine où la brûlure du lien vibrait encore, peut-être que son rôle à elle n'était pas seulement de souffrir... mais de découvrir ce secret que lui-même s'obstinait à nier.