Chapitre 5 Chapitre 5

Les directeurs, pris de court, se sentirent brusquement honteux d'avoir laissé transparaître leurs chuchotements indiscrets au sujet de leur nouveau supérieur.

« Quelle absurdité ! » s'emporta soudain Daniel Lawson, le fidèle secrétaire d'Isaiah, assis sur le siège passager. « Mme Turner est l'unique héritière reconnue de cette famille. Comment peuvent-ils seulement en douter ? Qu'est-ce qui leur traverse l'esprit ? »

« Les histoires de naissance légitime ou illégitime appartiennent à une époque révolue. Nous ne vivons plus sous les lois du Moyen Âge. Pourquoi te laisses-tu emporter à ce point, Steve ? » répliqua Clara, les yeux rieurs.

Avec une audace désarmante, elle tendit la main et pinça la joue de son compagnon de route, dont le visage vira aussitôt au rouge écarlate.

« Clara, tu es appelée à diriger le groupe KS. Est-il vraiment convenable de taquiner ainsi ton entourage ? Laisse Steve tranquille, » intervint Isaiah, fronçant légèrement les sourcils.

« Et alors ? » répondit-elle du tac au tac, claquant la langue. « Les patrons n'ont-ils pas souvent leurs petites libertés avec leurs secrétaires ? Pourquoi serais-je la seule à ne pas en profiter ? » Puis, avec une malice provocante, elle ajouta : « Qu'il s'estime honoré que je le touche ! »

Isaiah soupira et secoua la tête, mais son regard tendre et amusé trahissait l'affection profonde qu'il portait à sa cadette.

Sous l'escorte des cadres supérieurs, le frère et la sœur firent leur entrée dans l'hôtel. Samuel Greene, vice-président de l'établissement, s'avança aussitôt et les guida vers l'ascenseur réservé aux clients de marque. Mais Clara l'arrêta net d'une voix claire :

« Je veux visiter le restaurant avant toute chose. »

Sans perdre un instant, elle prit les devants. Son pas ferme et assuré ne laissait place à aucun doute : elle venait pour inspecter. Samuel, nerveux, se hâta de les conduire vers la salle à manger.

Isaiah, fidèle à son tempérament discret, choisit de rester en retrait, tel une ombre bienveillante, laissant à sa sœur l'initiative et la lumière. Pourtant, sa simple présence suffisait à imposer une certaine gravité.

Le restaurant, encore désert en attendant l'ouverture de midi, était animé seulement par le va-et-vient des serveurs qui disposaient quelques plats de démonstration sur un comptoir.

Le regard de Clara, vif et acéré, parcourut la pièce jusqu'à s'arrêter brusquement sur un aquarium garni de fruits de mer. D'un geste assuré, elle retroussa ses manches, plongea la main dans l'eau fraîche et saisit une crevette, inerte parmi ses semblables qui s'agitaient encore.

« Expliquez-moi cela. » Sa voix claqua comme un ordre.

Pris au dépourvu, Samuel bredouilla : « Ce... ce spécimen n'est pas vraiment mort... »

« Ah oui ? Alors mangez-le donc ! » répliqua Clara en arquant un sourire glacial.

Le dirigeant balbutia encore : « Dans un aquarium de cette taille, il est inévitable que certaines crevettes ne survivent pas... »

« Inévitable ? » La voix de Clara se fit plus tranchante. « Vous appelez cela inévitable ? Une crevette morte aujourd'hui, un client intoxiqué demain. Et que croyez-vous qu'il adviendra de votre réputation ? »

Elle poursuivit sans reprendre haleine, implacable : « J'ai compté. Il y a exactement trois cent cinquante-six crevettes dans cet aquarium. J'en ai trouvé cinq mortes et près d'une trentaine à l'agonie. Vous imaginez qu'un client paiera cent dollars son repas pour risquer de croquer ce genre d'ordure ? Si j'étais cliente, je ne remettrais plus jamais les pieds dans cet hôtel. »

Le silence se fit lourd. Tous les cadres présents restaient figés, médusés par sa sévérité.

« Dès aujourd'hui, vous vérifiez chaque produit de la section fruits de mer. Et demain, tout fournisseur sera remplacé. Si je découvre encore une seule crevette morte, je vous obligerai à la consommer devant moi. »

Les jambes de Samuel tremblaient. Même les autres cadres, pourtant habitués à la rigueur du métier, en restèrent glacés.

Seuls Isaiah et Daniel n'étaient pas surpris. Ils savaient que Clara possédait une mémoire photographique exceptionnelle. Dans sa jeunesse déjà, ce don avait permis de résoudre une enquête criminelle qui résistait à la police. Pour elle, compter quelques crevettes n'était rien d'autre qu'un exercice d'échauffement.

L'inspection continua. Arrivés dans les chambres, Clara demanda un mouchoir à Daniel. Elle l'appliqua sur un mur, passa le tissu sur un cadre et montra la poussière qui y restait.

« L'entretien est bâclé. Tout doit être refait. »

Un grondement sourd monta parmi les cadres, qui se retinrent de soupirer.

Clara, sans lever la voix, reprit : « Vous me trouvez pénible, n'est-ce pas ? Vous vous dites que je cherche des prétextes, que je dramatise. Mais souvenez-vous : un hôtel centenaire comme le nôtre ne doit pas son prestige aux dorures visibles, mais à la perfection invisible des détails. À cause d'un aquarium sale ou d'un peu de poussière, nous pouvons perdre une étoile lors de l'évaluation. »

Elle fit signe à Daniel, qui, de son ton grave, ordonna : « Ouvrez cette chambre-ci. »

Le chef du service ménage, nerveux, s'exécuta. Habitué aux visites guidées et préparées, il ne s'attendait pas à voir cette nouvelle dirigeante briser tous les codes.

Clara entra sans un mot, inspecta la salle de bain, effleura les serviettes, puis s'assit sur le lit. Son visage s'assombrit aussitôt. Pourtant, elle ne dit rien. Elle se contenta de se relever et d'avancer vers le bureau du directeur général, suivie de son frère.

« Alors, quel est ton verdict ? » demanda Isaiah avec un sourire teinté d'ironie.

« Un désastre. » Clara se laissa tomber sur le canapé, appuyant sa joue contre l'accoudoir. « Est-ce que Walter se moque de moi ? Cet hôtel est dans un état lamentable ! Comment a-t-il pu porter l'étendard du groupe KS ? »

Isaiah soupira. « Clara, souviens-toi que notre grand-père a bâti tout cela. Cet hôtel fut le socle du groupe KS. Ce n'est pas un simple bâtiment, mais un témoin chargé de souvenirs. Trois générations ont grandi dans ses murs. Mais nous avons laissé la gestion s'effriter, car l'empire KS est devenu immense et que le secteur hôtelier traverse une crise depuis deux ans. »

Il baissa la tête, accablé. « Je suis désolé. Le fardeau retombe sur toi. »

Clara allait répliquer lorsqu'un détail attira son regard : dans un coin, un piano à queue noir. Elle inspira profondément.

Isaiah suivit son regard. « Je l'ai fait placer ici pour toi. Je me souvenais que, lorsque tu étais contrariée, tu trouvais toujours refuge soit dans la musique, soit sur une piste d'équitation. Tu seras trop accaparée pour monter à cheval ces prochains mois, mais tu pourras toujours jouer quelques notes. Tu étais si douée... »

Clara esquissa un sourire tremblant. « Merci, Ash. Mais je ne peux plus jouer. Cela fait longtemps... »

Elle serra les lèvres, la douleur refaisant surface. « Lors d'une mission avec Médecins Sans Frontières, j'ai été blessée à la main. Un ligament arraché au petit doigt. Depuis, je ne peux plus couvrir une octave. Alors j'ai abandonné. »

Le cœur d'Isaiah se crispa. Il prit sa main avec une délicatesse fraternelle. « Est-ce que Marcus est lié à cet accident ? »

« En quelque sorte. »

À l'évocation de ce nom, Clara sentit sa poitrine se contracter. Mais elle força un sourire lumineux : « Ce n'est pas grave. J'ai été blessée en sauvant des vies. J'ai voulu rendre notre famille fière. »

Cinq ans plus tôt, sur la frontière sanglante de Kridor, elle avait retrouvé Marcus, l'homme qu'elle aimait. Elle était médecin de campagne, il portait l'uniforme des forces de maintien de la paix. Elle l'avait sauvé, lui, au prix de sa propre main. À l'époque, elle en tirait une immense fierté. Aujourd'hui, chaque fois qu'elle regardait son doigt engourdi, son cœur se serrait.

Mais le passé n'avait plus le droit de gouverner son présent. Elle refusait de céder à l'amertume.

La porte s'ouvrit sur Daniel, haletant. « Madame Clara, j'ai vérifié l'origine des fournitures, comme vous l'aviez exigé. La literie et le mobilier proviennent d'Alia Furnishings. Et c'est M. Greene qui entretient les contacts avec eux. »

Clara laissa échapper un rire sans joie. « Alia Furnishings... Évidemment. »

Elle croisa les jambes, les yeux plissés d'un éclat dangereux. « Ordonnez au service financier de contrôler les comptes de ces deux dernières années. Et qu'on remplace immédiatement chaque meuble, chaque matelas. »

« Tu veux tout changer d'un coup ? » Isaiah parut surpris.

« Alia appartient au frère de la compagne de Marcus, » expliqua-t-elle froidement.

« Une revanche personnelle, donc ? » demandèrent en chœur Isaiah et Daniel.

« Non ! » s'exclama-t-elle. « Ces lits sont indignes, durs et bon marché. Aucune clientèle haut de gamme n'acceptera de dormir là-dessus. Pas étonnant que les critiques en ligne soient si désastreuses ! »

Daniel, hésitant, ajouta encore : « Au fait... j'ai suivi vos instructions, monsieur Isaiah, concernant la famille Sullivan. Je viens d'apprendre que Victor Sullivan a été victime d'un accident vasculaire cérébral. Il a été admis dans un hôpital qui appartient au groupe KS. »

Clara se leva d'un bond. « Quoi ? Grand-père est hospitalisé ?! »

À cet instant, le téléphone d'Isaiah vibra. Il jeta un coup d'œil à l'écran et eut un sourire ironique.

« Clara... c'est ton ex-mari. »