À cette époque, je louais un deux-pièces sous les toits dans une maison typiquement bretonne en granit, aux volets rouges. Je n'ai jamais voulu devenir propriétaire, toujours dans cet esprit de garder mon indépendance. Même si pour la plupart des philosophes, la liberté n'est qu'un mirage. Nous dépendons toujours de quelque chose ou de quelqu'un pour vivre.
Cet appartement était particulièrement bien agencé pour y entreposer mes livres. J'aurais pu les laisser à la boutique mais j'aimais vivre entourée d'eux, ça me rassurait. Je me sentais protégée dans cet univers qui m'appartenait car je retrouvais là toute mon enfance. Je bénéficiais surtout d'une vue imprenable sur le port crabier. J'affectionnais l'ambiance de ce port du bout du monde. Les cris des goélands à l'arrivée des chalutiers, le bruit des caseyeurs jetant leurs caisses remplies de tourteaux sur la jetée. Par journée de grand vent, l'odeur de l'iode montait parfois jusqu'à la fenêtre de ma chambre. Le Conquet, au fil des années, était devenu un lieu de production réputé pour le poisson noble. J'avais sympathisé avec quelques fileyeurs qui me fournissaient en lottes ou en turbots, deux mets au goût raffiné. J'aimais écouter ces hommes et leurs histoires de mer en rêvant du grand large.
Malgré une vie de solitude, je ne souffrais pas, toujours un décor à observer, des bruits à écouter, mes clientes à conseiller. Rien ne me prédestinait à quitter ce lieu plein de simplicité et d'authenticité. Je ne connaissais pas la fuite. Et pourtant... ce soir-là, tu avais tout fait basculer dans ma vie.
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J'entrevois le début du jour à travers les persiennes. Il doit être quatre heures du matin. Les douleurs de mes articulations remplacent mon réveille-matin, elles sont de plus en plus vives. Je le regarde dormir dans les bras de Morphée. Dans quel rêve d'aventure est-il parti ? Mon Yann qui n'a jamais rien exigé de moi. Dans une heure, il se lèvera comme d'habitude, et il me trouvera dans la cuisine en train de préparer son petit-déjeuner. Il a toujours su que des deux, c'est lui qui m'aimait le plus. Il ne m'a jamais posé de question sur mon passé acceptant tout de moi. Je finirai sûrement ma vie avec lui sur cet archipel du bout du monde où l'air est si pur. Il connaît tout de l'histoire de ces îles, de cet explorateur du 15èmesiècle, Jean Cabot, un Italien au service du roi britannique Henri VII, qui, en plongeant un panier à la mer en remonta plein de morues. La ruée vers l'or commença vers Grands Bancs et Terre-Neuve. J'admire son savoir. Il descend d'une grande famille bretonne de Saint-Malo les Magons. Famille de la haute bourgeoisie de Vitré, qui s'installa au 17èmesiècle dans la ville. Sa branche fut anoblie à la Révolution française. Ses aïeuls migrèrent, au 16èmesiècle, sur ce bout de terre. Apparemment d'après de récentes découvertes, les îles auraient été fréquentées pendant plus de 8 000 ans par plusieurs peuples d'Amérique du Nord. Incroyable, au vu de la rudesse du climat.
C'est le moment de me lever. Je vais doucement car mon corps s'effrite inexorablement même si le temps passe plus lentement ici. Il suspend sa fuite au bruit des vagues. J'entrouvre les volets sur cet océan et je m'émerveille une fois de plus devant le spectacle de cette brume se soulevant comme un voile de soie dans le vent marin. Je respire cet air frais, salé, venu du large. Tout est calme et reposé. Cet infini me procure l'espace d'un instant, une bouffée de bonheur éternel. C'est Yann qui m'a fait découvrir cette beauté. Il me dit souvent que nous sommes des privilégiés, car nous vivons loin de toute cette agitation des grandes villes, loin de ce capitalisme étouffant qui rend les hommes âpres et présomptueux, les poussant parfois à la violence sur toutes ses formes pour essayer de devenir des dieux. Mon compagnon n'a lu aucun livre de philosophie pourtant c'est un humaniste.
Le lendemain de notre rencontre, il m'emmenait admirer l'archipel non pas sur la terre mais sur la mer avec son chalutier. Terrible épreuve pour moi qui ai le mal de mer. Surtout ce jour-là, un jour de houle. Mon estomac fut brassé comme une bière. Ça n'a pas manqué, après les vomissements d'usage par-dessus bord, qui le firent rire, les vagues s'étaient enfin décidées à se reposer. Quelques goélands s'étaient même posés sur le bastingage pour voir s'il ne restait pas quelques cadavres de poisson à chaparder. Yann a pu enclencher le pilote automatique du bateau. Il est venu me rejoindre sur le pont avec un thermos. Il m'a servi dans le bouchon de celui-ci du thé au citron. Le liquide bien chaud et sucré fut salvateur pour mon mal de cœur. Me voyant retrouver des couleurs, il me prit la main.
- Je vois dans tes yeux une immense douleur, une douleur qui vient du passé, un chagrin que personne sur cette terre n'est capable d'effacer. Un petit bout de toi est mort avec cet homme qui t'a laissé partir sur cet archipel si loin de tes racines. Ça ne devait pas être quelqu'un de bien intelligent pour quitter une femme aussi généreuse que toi.
- Oui, c'est vrai. Mais comment le sais-tu ? Comment sais-tu que je suis sensible et que c'est à cause d'un homme ?
- Je le sais, c'est tout. Je ne veux rien connaître de ta vie passée au risque d'agir autrement avec toi. Si tu restes avec moi, je ne te demanderai jamais de m'aimer comme cet homme. Si tu restes avec moi, je t'offre une vie sans contrainte où tu seras libre de tes choix. Tu continueras à écrire tes jolies poésies. Certes, cette île n'offre pas beaucoup de soleil, mais elle est protégée par un océan de vie. Je vis de ma pêche, je ne suis pas riche d'argent mais riche de liberté. Je te laisse le temps de la réflexion. Regarde cet îlot de lumière et la beauté sauvage en mouvement qui s'en dégage sous le clapotis des vagues ; inspire cet air salé qui finit par piquer ton joli nez. Des personnes font le tour du monde en pensant trouver mieux ailleurs, mais au bout du compte, ils retournent toujours chez eux où tout finit. Une fois, je suis allé sur le continent, à Paris et à Nice. Je n'y ai rien trouvé à part la misère humaine, des riches et des pauvres parqués pour ne pas se mélanger. Des pigeons débiles picorant des miettes de pain sec que des vieillards seuls et hagards assis sur des bancs leur jettent. Des chiens affublés de manteaux ridicules, tenus en laisse et ressemblant étrangement à leur maître. Tous ces gens dans le métro, marchant tous dans le même sens, programmés comme des robots, ont fini par me donner le tournis. C'est quoi la raison de leur vie ? Alors je suis descendu sur la Côte d'Azur, à Nice en pensant qu'au soleil le bonheur serait au rendez-vous. Et je n'y ai pas trouvé mieux. Je n'y ai rencontré que l'illusion du paraître. J'y ai croisé des belles voitures plus brillantes les unes que les autres, des yachts à celui qui aura le plus gros, des femmes accros à la chirurgie esthétique, déguisées en vison et affublées de sacs dorés. Sur la Promenade des Anglais, des hommes tuant le temps en reluquant les jeunes filles en maillot de bain qui, elles-mêmes, sont mal dans leur peau à cause de toute cette publicité de la maigreur infligée par les médias. Il n'y a jamais autant de dépression que dans ces grandes villes. Ils ont oublié d'où nous venons. Nous sommes à la base des chasseurs-cueilleurs. Nous avons besoin de la nature pour vivre heureux et non pas de téléphone portable. L'argent ne sert pas à grand-chose. Regarde un pauvre qui devient riche, sera content pendant quelques semaines à boire du « Château de chez pas qui » tous les jours, mais il finira d'une manière comme d'une autre à s'y habituer. C'est cette cruelle lassitude et cette ignorance des vraies valeurs, qui conduisent à la violence, aux guerres, à l'apathie et au suicide. Les hommes sont d'éternels insatisfaits. Ici, nous vivons grâce à ce que la nature nous offre. En guise de chien de compagnie, nous avons les Huskies. Merveilleux animal travaillant en adéquation avec l'homme. Nous avons les baleines, les phoques, des êtres empreints de liberté. Voilà ce que je t'offre si tu viens vivre avec moi Marie. Tu ne seras plus seule avec tes angoisses, tes doutes, portée par ton passé douloureux. Je t'apprendrai à t'aimer à travers cette nature sauvage sur cet océan glacé et les peuples qui l'habitent. Et quand tu sauras t'aimer, alors tu comprendras ce que c'est d'aimer.
À cet instant, mes yeux se remplirent de larmes, je le pris dans mes bras et lui donnai un baiser. Il avait raison. Comment un simple pêcheur pouvait-il connaître la réponse au sens de ma vie ? Yann est un altruiste et un désintéressé, rempli de compassion. Pendant des années j'ai tenté de trouver les réponses à mes questions dans les livres de philosophie et Yann me les offrait en quelques minutes.
- Le vent se lève. Il est temps de rentrer à Saint-Pierre.
- Oui, rentrons avant que mon visage ne devienne un iceberg.