Tout au long de ma vie, j'ai rencontré tellement de femmes avec des histoires d'amour si différentes mais sentimentalement identiques. Elles venaient dans ma librairie trouver des réponses à leur incompréhension dans les livres de philosophie, pour se reconstruire. J'ai toujours eu beaucoup de mal à expliquer le comportement des hommes en général. Ils ont cette capacité de passer à autre chose, à tourner la page tellement plus facilement que nous les femmes. Ils agissent la plupart du temps comme des lâches et manquent de courage. Un homme n'aime pas une femme comme une femme peut aimer un homme, ça j'en suis certaine.
Une histoire m'a particulièrement touchée. Celle de cette femme, Azilise, une fidèle cliente qui venait trouver du réconfort dans les livres de Frédéric Lenoir. Avec le temps, nous sommes devenues des amies et elle s'était confiée à moi. Je ne lui jamais porté de jugement car juger une personne c'est se définir soi-même.
Elle aimait encore son compagnon malgré une séparation de plus de 15 ans. Elle était dans une grande détresse. Cet homme lui avait fait vivre des grandes violences. D'abord il l'avait trompée avec une fille plus jeune et plus pulpeuse. Il la trouvait vieille alors qu'ils avaient le même âge ! Elle avait dû elle-même lui trouver un appartement afin qu'il s'en aille car lui s'accommodait très bien de cette vie. Il ne se préoccupait pas de ce qu'elle pouvait éprouver. Et depuis, elle l'attendait toujours. L'un part et l'autre reste... j'ignore aujourd'hui ce qu'Azilise est devenue, si elle avait pu enfin trouver la paix grâce à la lecture de son auteur favori ou si elle avait attendu toute sa vie le retour de l'être aimé.
Les hommes prennent-ils des maîtresses plus jeunes, car ils n'acceptent pas de vieillir ? Leur femme n'est que le reflet d'eux-mêmes et ils ont peur du temps qui passe, ne plus plaire, peur de mourir.
Étais-tu, toi aussi, dans ce cas-là ? Ou m'as-tu vraiment aimée ?
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- Je suis désolé, je n'ai pas fait attention, je suis pressé, vous comprenez.
Tout en ramassant la pile de livres, je continuais à t'écouter en faisant semblant de ne pas le faire, car bien entendu, tu ne m'aidais pas.
- Vous m'écoutez ? Je suis pressé car je dois acheter un livre pour ma femme, c'est son anniversaire aujourd'hui.
- Pas besoin de vous énerver, moi aussi j'aimerais bien rentrer chez moi. Je ne vous dérange pas, là ?
Tu portais un costume gris bien ajusté assorti à tes cheveux et une cravate bleue, couleur de tes yeux. Un cartable en cuir noir dans ta main droite, tu ressemblais à un banquier. Tout ce que je n'aimais pas en somme. Mais tout en t'observant, bizarrement, le costume n'allait pas avec l'homme qui était dedans. Tu étais pressé, contrarié mais je ressentais autre chose derrière, un homme flegmatique. On dit que c'est la première impression qui est la bonne. C'est peut-être vrai après tout.
- Bon, écoutez, mademoiselle, j'ai vraiment besoin de trouver un livre pour ma femme. Vous n'auriez pas un bouquin de cuisine ?
- De cuisine ? Vous offrez ce genre de chose à votre femme ? Vous ? Pourquoi pas un livre à l'eau de rose tant que vous y êtes !
- Cela ne vous regarde pas. Je fais ce que je veux.
- Certes, mais malheureusement je n'ai pas ça en magasin. Des livres de cuisine philosophique, d'arts, romanesques, de cuisine à l'eau de mer, j'ai tout ce qu'il faut mais pas de cuisine à proprement parler. Désolée, monsieur. Il est tard là et je dois fermer.
Au vu de ta réaction, tu n'avais pas l'air d'apprécier mon humour sibyllin.
- Je n'ai pas envie de plaisanter, mademoiselle. Et comme vous le dites si bien, il est tard. Aidez-moi, s'il vous plaît, je n'ai que vous pour me sortir de ce mauvais pas. Vous êtes libraire ou pas ? Je vous paierai.
Incroyable que tu étais, tout ne s'achète pas. Je te trouvais si pathétique, si exaspéré et désespéré à la fois, transpirant dans ce costume austère, ton visage rougi par la chaleur mêlée à l'impatience, que tu en devenais presque touchant. Tu m'aurais suppliée. Le problème c'est que je ne connaissais pas les goûts de ta femme et le temps commençait à s'écouler. Je commençais moi-même à perdre patience. Il fallait que je lui trouve un livre passe-partout assez rapidement. J'essayais d'analyser la situation ; une femme, d'une cinquantaine d'années ou plus, sûrement un peu bourgeoise, ne s'intéressant certainement qu'aux vêtements, bijoux de luxe, et aux idées conservatrices.
- Bon alors, allez-vous m'aider ?
- Oui, oui, mais laissez-moi deux minutes pour vous trouver ouvrage qui convienne.
Après quelque temps de réflexion, je trouvais un roman à la fois poétique, romantique, historique et artistique. Il s'agissait d'un roman écrit par Tracy Chevalier « La jeune fille à la perle ». Un récit inspiré par le tableau du peintre Johannes Vermeer, peintre flamand du 17èmesiècle. L'histoire est une fable qui a conduit le peintre à imaginer ce magnifique chef-d'œuvre. Ça devrait lui plaire.
Tu fus enthousiasmé par mon choix ou pressé d'en finir. J'allais enfin pouvoir fermer mon officine. Avant de partir retrouver ton alter ego, j'emballais soigneusement le précieux livre avec du papier de soie bleu. Alors que tu ne me quittais pas des yeux, j'ajustais le présent avec un petit ruban couleur or. Ça t'amusait de me voir m'appliquer avec tant de soin, une chose si anodine pour toi. Tu paraissais soulagé. J'étais apaisée de voir ton visage rosir à nouveau. À ce moment-là, nous ne le savions pas, mais nous étions heureux. Je t'ai remis le paquet et tu es parti en me remerciant. Mais tu as marqué un temps d'arrêt avant de franchir la porte de verre qui fit frémir le carillon. Tu t'es retourné en me regardant en silence.
- Qu'est-ce qu'il y a ?
- Non rien... c'est que... je n'ai jamais rencontré de personne comme vous. Vous êtes spéciale.
Une fois la porte refermée, je pensai ne plus jamais te revoir. Une fois la porte refermée, je compris que le trouble de nos regards échangés resterait pendant longtemps dans ma mémoire. Un trouble de toute une vie puisque j'y pense encore. Il était impensable que je tombe amoureuse d'un homme marié et de surcroît plus âgé. Et je savais depuis mon plus jeune âge, lorsqu'on tombe, on se fait toujours mal. Je fermais rapidement la librairie et rentrais chez moi.
Tout en marchant, j'étais plongée dans mes pensées les plus profondes à ne plus percevoir la réalité, à en trébucher sur le bord du trottoir. Pourquoi m'avais-tu dit ça ?« Vous êtes spéciale », ces mots tournaient en boucle dans ma tête. Qu'avais-je de si particulier ? Je ne suis ni belle, ni laide, ni grosse, ni maigre. Tout à coup, des couleurs dans mes yeux surgissaient. Un coup de foudre ? Mais ça n'arrive que dans les films ce genre de truc. Je suis juste une fille normale de quarante ans appréciant la lecture et le jazz. Qu'est-ce que c'est que cette illusion qui me fait perdre la tête ? Plus j'approchais de mon immeuble, plus je me sentais légère. J'aurais pu m'envoler comme un cerf-volant vers les étoiles. La mélodie du bonheur résonnait dans mon cœur qui battait la chamade. Moi, qui d'ordinaire avais tendance à fuir mes propres sentiments de peur qu'on me les dérobe. Me voilà toute chamboulée par cette improbable rencontre.