- Je comprends. C'est un protocole. Confidentialité totale, contrepartie financière, assistance discrète. Fin des polémiques, protection de votre réputation et... de votre futur.
Il joua sur le mot futur comme on effleure une corde sensible. Il tendit une enveloppe épaisse. Nora se sentit vaciller, juste une seconde. 24 heures, entendit-elle dans sa tête, voix d'Ariadne.
Elle inspira par le nez.
- J'ai besoin de vingt-quatre heures, répondit-elle, ton plat, net. Et je veux que tout passe par mon avocate.
- Bien sûr, dit l'homme sans ciller. Je repasserai demain, même heure. Ah, un détail : la proposition est « vivante ». Elle respire mal après 24 heures.
- Comme nous, répliqua Maya avec un sourire qu'on aurait pu encadrer.
Il inclina la tête, recula. La berline coupa, repartit sans bruit. Les néons du trottoir mirent une seconde à retrouver leur lumière normale.
Esmeralda apparut derrière elles, spatule à la main, air de diva préparant une guerre.
- J'ai entendu transaction. Je prépare plus d'empanadas.
- Prépare surtout des verrous, répondit Maya.
Elles montèrent, refermèrent, puis appelèrent Calvino en haut-parleur. L'avocate écouta sans un hmm de trop.
- Vous ne signez rien, confirma-t-elle. Je veux une copie de ce protocole. S'il refuse, il vient de perdre la partie amiable. Demain matin, je notifie le conseil Delcourt de l'existence de la grossesse et de l'application de la 12.3. Laissez-les courir derrière.
- Et l'homme ? demanda Nora.
- Mandataire. Ni juge ni bourreau. Qu'il revienne. On le fera patienter avec des mots de droit.
Nora raccrocha, posa l'enveloppe sur la table sans l'ouvrir. Ne pas donner au papier le pouvoir de dicter l'air que tu respires, pensa-t-elle. Tu choisis.
La nuit s'installa, épaisse et douce. Esmeralda laissa une assiette de pâte tiède, Maya s'endormit en chien de garde sur le canapé, une main sur son téléphone. Nora dormit peu, mais sans cauchemar. Le matin, la ville avait l'odeur d'un citron coupé.
Et dans sa messagerie, une nouvelle Ariadne :
« Aujourd'hui, tu deviens Noa Rivera. Voici un contact chez Valencia Marine : Inés Duarte, RH. Ils cherchent une consultante externe pour cartographier les risques de réputation dans la chaîne d'approvisionnement. Mission courte. Parfaite pour toi. Email clair, ton direct. Tu te présentes à 11 h au Marina Business Hub, niveau 12. »
Maya, déjà debout, cheveux en chignon, hocha.
- On te construit un CV punchy. Pas de mensonge, juste le vrai resserré. Project management, communication de crise, deux prix d'école, trois missions en ONG. Pour le reste, on laisse le flou artistique chic.
- Et un nouveau mail, dit Nora. noa.rivera@...
- ...courantmail.com, proposa Maya. Neutre. Ça sent la fille qui bosse.
Elles se posèrent avec deux cafés et un bol de fraises. Ce matin-là, Nora détesta le sucre. Elle mit une tranche de citron dans l'eau, sourit à son propre reflet dans la bouilloire. Noa, se dit-elle. Tu peux tenir.
Le mail partit à Inés Duarte. Réponse cinq minutes plus tard : « 11 h, bâtiment B, badge invité. Bienvenue. » C'était aussi simple et tranchant qu'un rendez-vous chez le dentiste.
- Tenue Noa, déclara Esmeralda, ouvrant un portant de sa caverne d'Ali Baba. Chemise blanche, jean brut, blazer doux. Chaussures plates mais stylées. Cheveux détachés, lèvre nude. Tu es l'ombre professionnelle qu'on ne voit qu'après, quand le travail est fait.
- Tu sais que tu es coach de vie, en fait ? sourit Nora.
- Coach de survie, rectifia la tante, piquant une épingle dans l'ourlet du blazer.
À 10 h 25, elles sortirent. Nora avait une pochette fine : carnet, stylo, clé USB, certificat médical dans une copie scellée, téléphone sur mode discret. Pas de bijoux. Sauf un pendentif discret, une opale blanchie offerte par sa mère. Elle hésita, faillit l'ôter, puis le glissa sous la chemise, invisible.
Valméra brillait d'une clarté neuve. Le Marina Business Hub dressait ses façades de verre sur l'eau, comme un navire immobile. Dans le hall, tout était blanc, chrome et plantes tropicales. Nora donna son nom - Noa Rivera - et reçut un badge plastifié. Elle traversa le grand espace avec l'assurance qu'on met quand on doute : dos droit, regard calme, rythme régulier.
Au niveau 12, Valencia Marine ouvrait un monde de maquettes de yachts, de photos de coques lisses, d'écrans avec des cartes marines. Inés Duarte l'attendait, tailleur sable, cheveux courts, sourire d'après-crise.
- Noa ? Bienvenue. Merci d'avoir répondu si vite. Asseyons-nous.
La salle de réunion était toute en verre dépoli. Inés posa un dossier devant Nora.
- Vous avez vu la presse. Notre partenaire Delcourt Group est au centre d'un cyclone. Quand un mastodonte tangue, tout le port bouge. On veut comprendre nos vulnérabilités : fournisseurs bavards, employés trop connectés, leaks sur des contrats, tout. Mission flash : deux semaines, cartes, plan de com' interne, quelques guidelines. Vous pouvez signer un NDA standard ?
Nora pensa à l'enveloppe sur la table du studio. Ne signe rien sans 24 h. Mais ceci était un NDA de mission, pas un bâillon de vie.
- Je le prends pour revue, dit-elle. Je le renvoie cet après-midi signé, si tout est ok.
- Ça me va, répondit Inés avec un signe de tête. J'aime les gens qui lisent ce qu'ils signent. C'est rare et sexy. Pardon, je manque de filtre le matin.
Nora sourit malgré elle. Humour discret. Ça déminait un peu le terrain.
- Vous commencez aujourd'hui. Nous avons un mapping de base mais il est aveugle aux réseaux officieux. Et il y a un point délicat : Delcourt nous a demandé d'ouvrir une war room conjointe. Ils veulent aligner nos messages. J'ai accepté, mais je garde ma porte. Vous comprenez ?
- Je comprends.
- Parfait. À 11 h 30, réunion de lancement avec le directeur stratégie de Delcourt. Puis vous aurez accès à notre intranet, nos matrices d'exposition. Tout en confidentialité.
Nora sentit son cœur cogner une fois. Le directeur stratégie. Ce n'était pas Adrian, mais sa garde rapprochée. Tu observes. Tu notes. Tu ne parles à personne en costume parfaitement repassé, avait écrit Ariadne. Elle hocha.
- Une question, demanda Inés : j'ai lu que vous aviez travaillé en ONG à Puerto Naranja. Le terrain, ça aide pour sentir les failles. Vous êtes à l'aise avec les crises qui tweetent ?
- Je suis à l'aise avec ce qui bouge vite, répondit Nora. Et j'ai appris à respirer quand tout le monde oublie de le faire.
- Parfait. On respire, alors.
Inés lui montra un poste de travail, près d'une baie vitrée sur la marina. Un ordinateur neuf, une chaise ergonomique, un post-it wifi. Nora s'assit. Elle ouvrit son carnet, traça une page « Cartographie bruits / acteurs / motivations ». Elle gratta déjà des noms : presse people, forums de marins, ex-fournisseurs Delcourt, et... Lina (à entourer), Victor Delcourt (l'oncle, ombre portée, d'après les murmures), Valméra Buzz (à surveiller), Miramar Hotel (source de la vidéo ?), Laboratoire (test ?). Elle garda le trait léger, comme si elle dessinait un rivage qu'on n'a pas encore sondé.
À 11 h 28, Inés passa la tête :
- Prête ? On file en war room. C'est juste en face.
La pièce dédiée avait des murs écrans et une table ovale. Deux personnes l'attendaient déjà : un homme nerveux à lunettes (badge Olivier - Com' Delcourt), une femme au carré lisse (badge Jeanne - Juridique). Politesse brève, serrages de main. Nora sentit, comme un parfum trop fort, l'odeur d'une légalité prête à servir.
- Notre directeur stratégie nous rejoint, dit Inés. Petit retard, board call. On commence sans lui. Noa, vous pouvez présenter votre approche ?
Nora se leva. Sa voix fut stable. Elle parla simple : cartographier les points d'entrée, identifier les failles humaines, prévoir les narratives probables, créer un kit de réponses internes. Pas de grands mots, des pas concrets. Olivier opinait déjà, Jeanne notait sans bruit. Inés la regardait avec un mince sourire qui disait bon choix.
La porte s'ouvrit.
Le temps fit un bruit d'élastique qu'on tire trop fort.
Nora leva les yeux. Adrian entra, costume bleu nuit, visage fermé, cette présence qui faisait reculer l'air d'un demi-mètre autour de lui. Il salua d'un signe bref Olivier, Jeanne, puis tourna la tête vers Nora. Son regard s'arrêta une seconde de trop, imperceptible pour quiconque ne connaissait pas ses micro-pannes.
- Pardon pour le retard, dit-il, voix égale. Nous pouvons... commencer.
Inés fit un geste vers la table.
- Adrian, voici Noa Rivera, consultante externe. Noa, Adrian Delcourt, CEO Delcourt Group.
Il s'assit en face d'elle. Nora sentit son pouls dans ses poignets. Elle se rappela : Respire quand ils oublient de le faire. Elle inspira, lentement. Puis elle releva le menton et tendit la main avec calme.
Adrian la regarda, juste ce qu'il faut, et la prit. Sa paume était tiède, le contact bref. Il ne la lâcha pas trop vite, pas trop lentement. Et dans cette seconde suspendue, ses yeux, d'un gris qui change avec la lumière, accrochèrent quelque chose à la base de sa gorge : un éclat opalin qui avait glissé hors de la chemise sans qu'elle s'en rende compte. Ses pupilles se resserrèrent d'un rien, ce rien que Nora avait appris à lire comme on lit le vent.