fait un petit bruit de papier froissé juste sous le sternum. Pourtant, au centre, une idée claire : choisir.
- Je le garde, dit-elle. C'est non négociable. Même si le monde hurle. Même si Adrian joue au héros corporate. Même si... Lina.
Maya eut un sourire qui ressemblait à une victoire intime.
- Alors on passe en mode protect. On verrouille ta santé, tes preuves, tes déplacements. On évite les pièges. Et on garde le bébé loin des regards vampiriques.
Nora rit, un son bref, presque incrédule.
- Tu parles comme une cheffe de mission.
- J'ai binge-watché ma vie, répondit Maya. Ça apprend des trucs.
La fenêtre vibra sous une rafale. Nora reprit le test, le glissa au fond d'un tiroir - pas pour se cacher d'elle-même, mais pour se souvenir qu'un futur s'était allumé ici. Elle prit une gorgée d'eau, s'essuya la bouche du dos de la main. Promesse silencieuse, pensa-t-elle. Pas de grandes phrases. Des actes.
- On appelle Maître Calvino ? demanda Maya.
- Oui. Mais pas depuis ma ligne. T'es prête à sacrifier ta puce pour la justice ?
- Pour toi ? Je sacrifie même mon mascara waterproof.
Elles passèrent sur le téléphone de Maya. La voix de Maître Calvino répondit après deux sonneries : grave, énergique, sans sucre inutile.
- Calvino.
- Maître, ici Maya Bentancour. Je vous appelle pour Nora Velasquez. - Je vous écoute.
Maya posa l'appel sur haut-parleur. Nora sentit ses épaules se redresser.
- J'ai besoin d'une consultation urgente, dit-elle. La situation bouge. Et... je suis enceinte. Un silence professionnel, pas froid, tomba.
- Félicitations, dit l'avocate d'un ton neutre mais net. D'abord, votre santé. Ensuite, le droit. Voilà le plan : vous ne signez rien. Vous ne rencontrez personne de l'entourage Delcourt sans conseil. Envoyez-moi copie du contrat de mariage. Je veux surtout vérifier les clauses de succession et de confidentialité.
- Le contrat... murmura Nora. Mon exemplaire est au coffre de la Villa Miramar.
- Alors oubliez-le. Il y a un notaire. Et souvent un scan oublié dans un mail. Fouillez. Changez vos mots de passe. Activez un ordinateur que Delcourt n'a jamais touché. Et ne faites pas confiance aux « amis » qui arrivent avec des bouquets et des stylos de luxe.
- Noté, dit Nora. On peut se voir aujourd'hui ?
- 16 h. Mon cabinet au Vieux-Port. Discrétion totale. Et Nora...
- Oui ?
- Vous faites bien de garder. Dans ce genre d'histoire, la vérité aime les battements de cœur.
L'appel se coupa. Maya souffla, impressionnée.
- Je crois que je suis un peu amoureuse d'elle, avoua-t-elle.
- Tu es amoureuse de tout ce qui tient debout, rectifia Nora avec un sourire. Moi aussi.
Le message d'Ariadne s'illumina de nouveau sur l'écran de Nora : « Active un ordinateur propre. Cherche '12.3' dans tes archives. Le mot de passe caché est un prénom. »
- Un prénom ? répéta Maya. Ça peut être Adrian. Ça peut être Abuela. Ça peut être... Bosco, le chien du voisin.
- Ce serait drôle que ce soit Bosco, murmura Nora.
Elles montèrent au bureau de la villa. Nora sortit un vieux Mac encore emballé, cadeau jamais ouvert d'un Noël trop chic. Elle le lança, créa un hotspot avec le téléphone de Maya, activa un VPN. Merci les séries et les ex geeks rencontrés à l'université, pensa-t-elle. Elle se connecta à sa messagerie personnelle, celle qu'elle utilisait avant le mariage. Recherche : 12.3. Des dizaines de résultats vides. Elle raffina : contrat, Delcourt, Velasquez. Rien.
- Le prénom, insista Maya. Teste les évidences.
Nora pensa à sa mère : « On reconnaît les pièges parce qu'ils se présentent polis. » Elle tapa : Lina. Une rosette verte apparut : 1 résultat. Un vieux message d'un notaire intitulé Projet de contrat avec un lien chiffré. Le corps du mail donnait une phrase anodine : « Bonjour, comme convenu. » L'expéditeur : Not. E. Rigaut.
Le lien demandait un mot de passe. Nora essaya Lina. Échec. Adrian. Échec. Abuela. Échec. Ariadne - pour la blague. Échec.
- Essaye Rita, proposa Maya en clignant de l'œil. C'est le deuxième prénom de ta mère, non ? - Tu mémorises tout, toi.
- J'ai une tête à secrets.
Rita. Le fichier s'ouvrit. Nora sentit la sueur froidir sur sa nuque. Des pages apparurent, austères, pleines de Vu et Considérant. Elle scrolla jusqu'aux clauses numérotées. La 12. Elle cliqua. Sous-clauses 12.1, 12.2... 12.3.
- On fait une capture avant que ça s'évapore, dit Maya. - Attends. Je lis.
Les mots sautaient, lisses et durs. « En cas de naissance d'un enfant issu de l'union... » Nora s'arrêta, avala. Tout à coup, ce n'était plus un document, c'était une carte de survie. Elle zooma.
Le texte continuait : « ...la partie Delcourt s'engage à... » Elle sentit son pouls dans ses tempes. C'était là.
- Imprime ? proposa Maya.
- Pas ici. Si l'imprimante est reliée au réseau de la maison...
- On fait mieux : capture, copie sur clé USB, envoi crypté à Calvino, et on met une copie sur mon cloud moldave.
- Tu as un cloud moldave ?
- Longue histoire. Un ex très niche.
Un ding retentit : Valméra Buzz envoyait déjà des photos de Lina sortie de la conférence, main levée, bague scintillante, sourire crispé. Nora ferma la fenêtre. Pas maintenant. À la place, elle fit les captures, méthodiques. Maya lui tendit une microclé en métal, minuscule comme un bijou.
- Cadeau. Je l'ai toujours sur moi. Pour les jours de pluie.
Nora mit les captures, encrypta le dossier avec un mot de passe que même elle allait oublier : tulipesFanées2025. Puis elle respira, lente, appliquée, comme l'avocate l'avait dit : d'abord la santé, ensuite le droit.
- On doit bouger, dit-elle soudain. La villa appartient à Adrian. Elle est probablement truffée de logs. J'ai besoin d'un endroit qui n'a pas sa signature.
Maya hocha.
- Chez ma tante Esmeralda. Elle a un studio au-dessus de sa boutique de robes, rue du Citronnier. Aucun Delcourt n'a jamais mis un pied là-bas - trop de tulle pour leurs costards.
- Tu es sûre ?
- Elle t'aime. Et elle aime détester les puissants. C'est son cardio.
Elles firent deux sacs : peu de vêtements, un dossier legal, des vitamines prénatales (Maya a l'instinct de l'intendance), et le strict nécessaire. Nora laissa sur la table un mot pour Gabin - Merci. Ne vous salissez pas pour moi. - puis ferma la porte doucement. Le soleil s'invitait à travers les nuages, timide. Valméra passait en mode after-storm, pavés propres, odeurs ravivées.
Sur le chemin, des regards curieux glissaient, des chuchotis s'accrochaient. Rien d'agressif, mais cette sensation d'être la story du jour. Maya, à côté, jouait la gardienne de nuit : lunettes noires, pas rapides.
- Tu tiens ? murmura-t-elle.
- Je tiens, répondit Nora. J'ai l'impression étrange d'être à la fois fragile et blindée. Comme une bulle en acier.
- C'est le mode maman-dragon. Très réputé.
La boutique d'Esmeralda sentait la lavande et la poudre de riz. Des robes colorées pendaient comme des promesses, des rubans, des perles. Esmeralda, coiffure art déco et lèvres rouge franc, surgit de l'arrière-boutique avec la théâtralité d'une diva.
- Mes filles ! cria-t-elle à voix basse (ce talent unique des tantes). Entrez, entrez, avant que les langues rapaces ne vous griffent.
Elle embrassa Nora, longuement, avec cette chaleur simple qui annule les mots mondains. Sans poser une seule question directe, elle les fit monter par un escalier étroit vers un studio tout propre : lit blanc, kitchenette, volets bleus, deux plantes grasses dignes.
- Ici, vous êtes des fantômes glamour, siffla Esmeralda. Je passe faire des empanadas tout à l'heure. Et Nora, si tu veux hurler dans un coussin, j'ai un stock pour ça.
- Merci, tata, dit Nora. Et désolée de t'embarquer dans un soap.
- La vie est un soap. L'astuce, c'est d'avoir de bons scénaristes dans la famille.
Quand Esmeralda referma la porte, Nora et Maya s'écroulèrent une minute. Le silence du petit appartement avait le goût du sucre. Nora s'approcha de la fenêtre. La rue du Citronnier portait bien son nom : ça sentait les zestes et le tissu neuf.
- On envoie à Calvino ? demanda Maya. - Envoie. Et garde une copie hors ligne.
Maya s'exécuta. Pendant ce temps, Nora ouvrit son carnet. Elle fit une liste : 1) Rdv 16 h Calvino. 2) Médecin - prise de sang. 3) Nourriture qui ne me retourne pas l'estomac. 4) Yoga de YouTube. 5) Preuves : mail notaire, captures, test + rendez-vous labo (à faire). Puis elle ajouta, plus bas : 6) Ne pas checker Lina toutes les dix minutes. 7) Penser aux noms (au cas où). Une seconde, elle écrivit « Alma », puis l'effaça. Superstition bête. Elle sourit malgré elle.
Son téléphone vibra encore. Nouveau message - Ariadne : « Tu as trouvé. Bien. Maintenant écoute : la clause n'est pas qu'un bouclier. C'est un levier. Tu peux demander un audit externe, tu peux imposer un médiateur au conseil, tu peux... mais tu devras te cacher jusqu'à la première audience. On te surveille. On te suit. Ne retourne pas à la Villa des Pins. À 16 h, la route du Vieux-Port sera encombrée. Sors tôt. Et prends la rue des Marées, pas l'avenue du Prince. »
- Sors tôt, répéta Maya. Elle nous guide comme Google Maps de l'ombre. - Tu crois que c'est fiable ?
- Je ne sais pas. Mais pour l'instant, elle coche des cases. On filtre : on prend ce qui sert, on jette ce qui sent le piège.
Nora posa la main sur son ventre, réflexe nouveau. Un calme inhabituel la traversa : pas le calme des gens qui n'ont plus peur, le calme de ceux qui choisissent malgré la peur.
- On sort dans dix minutes, dit-elle. On passe au labo pour la prise de sang. Ensuite, direction Calvino. Et on garde la tête baissée.
- Capiche, répondit Maya, mi-sérieuse mi-joueuse.
Elles mirent des baskets, des casquettes, de grosses lunettes - déguisement de célébrités fauchées, ça fait autant sourire que ça protège. Dehors, Esmeralda leur fit un signe depuis la vitrine, déjà occupée à « réajuster » un buste (plus discret que de tenter de décoller la lune avec les dents).
Valméra vibrait de nouveau, mais différemment, comme si la ville avait changé de station de radio. En passant devant un kiosque, Nora aperçut sa photo sur une couverture : « Nora, la chute d'une reine ». Elle détourna les yeux. Je n'ai pas chuté. Je me suis arrêtée pour mieux voir.
Le laboratoire de quartier était blanc, propre, presque trop lumineux. Une infirmière avec des lunettes rondes prit son nom sans sourciller.
- Prise de sang grossesse ? Demanda-t-elle.
- Oui, répondit Nora. Si possible, rapide.
- Résultats ce soir par mail.
Nora tendit son bras. L'aiguille piqua juste. En sortant, elle eut une nausée courte, maîtrisée. - Ça va ? demanda Maya.
- Oui. Je crois que je commence à gérer mes vertiges comme des réunions : pas fun, mais on survit.
- Bienvenue dans le club.
Elles reprirent la marche. Vers 15 h 10, elles arrivèrent près du Vieux-Port. Du monde, déjà. Des journalistes traînaient, flairant l'odeur d'un deuxième acte. Maya fit une bulle de silence avec sa voix basse.
- À gauche. Rue des Marées. Comme Ariadne l'a dit.
Nora acquiesça. Elles glissèrent le long des façades, longeant des tables où des voix montaient et redescendaient. L'air sentait l'huile d'olive et la pierre chaude. Le cabinet de Calvino se cachait derrière une porte sans plaque brillante, juste un nom gravé discret. Elles poussèrent.
Dans le hall, un mur de livres, des chaises bleu nuit, une assistante au carré parfait qui leva les yeux sans surprise.
- Madame Velasquez, je vous attends, dit Maître Calvino, apparaissant déjà, tailleur noir, regard qui prend la mesure.
Le bureau était une boîte de clarté. Calvino leur fit signe de s'asseoir, prit les copies, fit défiler sur son écran les captures de la clause. Elle lut en silence. Il n'y avait que le bruit de la ville au loin, un scooter, une mouette insolente.
- C'est solide, dit l'avocate enfin. Et c'est... inhabituel. Cette 12.3 n'a pas été écrite par un romantique, mais elle protège plus que prévu. Si votre grossesse est officiellement constatée, si le lien de filiation est établi, vous obtenez... beaucoup.
- Beaucoup, répéta Nora, étranglée.
- Un droit de regard sur certaines décisions stratégiques, un audit obligatoire des flux financiers liés à l'héritier, la nomination d'un médiateur commun en cas de conflit. Et surtout... écoutez bien : une impossibilité, pour la famille Delcourt, de rompre unilatéralement les engagements pris avant la conception.
- Ça veut dire... ?
- Qu'Adrian ne peut pas réécrire le passé comme ça l'arrange. Pas sans briser la loi et payer très cher. On va faire deux choses : sceller immédiatement vos preuves chez un huissier, et déposer une requête de protection devant le juge aux affaires familiales. En parallèle, j'écris au conseil Delcourt : ils vont comprendre que l'option balayer Nora n'existe plus.
Nora sentit ses doigts se détendre pour la première fois depuis la veille. Maya lui jeta un regard fier. Calvino se leva déjà, efficace.
- L'huissier est à cinq minutes. On y va maintenant. Ensuite, vous retournez vous reposer. No press. Pas un mot public. Laissez-les s'essouffler.
Elles signèrent des papiers. Sortir du cabinet fut comme sortir d'un bunker pour entrer dans un soleil cru. Au coin de la rue, une camionnette blanche recula trop vite, klaxon bref. Nora eut un sursaut. Maya la tira par le bras.
- Hé ! On n'est pas invisibles ! cria-t-elle.
La camionnette repartit. Un frisson long remonta la colonne de Nora. Elle pensa au message : On
te suit. Puis elle chassa l'idée. Une chose après l'autre.
Chez l'huissier, ils scellèrent les captures, les reçus, même la photo du test rangé à part, sans détail, juste la preuve d'un état. Les tampons eurent le bruit réconfortant d'une porte qui se verrouille bien. En ressortant, le ciel avait pris une couleur or pâle. Maya étira les épaules.
- On a fait ce qu'on pouvait pour aujourd'hui. Retour au QG Citronnier, douche, soupe, série nulle, dodo.
- Dodo, répéta Nora comme un mot venant d'une autre vie.
De retour au studio, Esmeralda avait laissé un panier : soupe, pain, une bougie parfumée « Maison propre », un mot : « Je vous aime. Fermez bien. » Elles rirent doucement. Nora se doucherait plus tard. Elle s'assit à la table, alluma son ordi propre. Un mail nouveau attendait dans la boîte ouverte plus tôt. Expéditeur masqué. Objet : 12.3 - lire jusqu'au bout. Elle cliqua. Le même PDF, mais cette fois, avec une annotation jaune en marge, ajoutée par une main inconnue.
Elle fit défiler, le cœur sandwiché entre peur et rage. La note l'amenait précisément sur le paragraphe central. Elle zooma. Les mots se mirent à tenir tout l'écran, nets comme une lame.
« Tout héritier Delcourt issu de cette union... »