- On coupe ? proposa Maya, déjà prête à mettre fin au supplice. - Non, dit Nora. On regarde. Jusqu'au bout.
Adrian posa les mains sur le pupitre. La salle pressa les enregistreurs. On entendit la pluie de Valméra sur le toit de la salle de presse, ou peut-être était-ce juste l'écho de la mer dans la tête de Nora.
- Bonjour. Merci d'être venus. Je ferai une déclaration et prendrai quelques questions, dit-il de sa voix sans accent, nette.
Il s'éclaircit la gorge. Un éclair de gêne traversa son visage-ou alors Nora l'imagina, parce qu'elle connaissait cet homme jusque dans la façon dont un muscle tressaille près de sa tempe.
- Les rumeurs circulent depuis cette nuit. Une vidéo... met en cause mon épouse, dit-il, marquant une micro-pause sur épouse, comme si le mot était un tiroir dont il n'arrivait pas à fermer la clef. Nous traversons une période compliquée. Pour la stabilité de l'entreprise, pour la clarté, et parce que je crois aux décisions nettes, je vous annonce... mes fiançailles avec Lina Velasquez.
Un bourdonnement parcourut la salle, comme une marée basse qui se transforme en lame. Les flashes crépitèrent. Lina inclina la tête, ce sourire de magazine qui disait c'est un bon jour pour moi. Adrian continua :
- Cette décision ne concerne pas que nous. Elle protège nos salariés, nos partenaires, notre marché. Je... je présente mes excuses à ceux qui se sentent trahis, blessés.
Ses lèvres formèrent le mot que Nora avait lu sans l'entendre la seconde d'avant : pardon. Mais il le fit face aux caméras, pas face à elle.
- Et votre épouse ? lança une journaliste de Valméra Buzz. Où est-elle ? Va-t-elle contester ?
- Madame Velasquez... Nora, rectifia Adrian, car Nora avait été Nora Delcourt dans les magazines, mais pas dans les registres : mariage civil discret, contrat blindé. Madame Velasquez est en sécurité. Je ne commenterai pas davantage son intimité.
- La vidéo est authentifiée ? répliqua un autre.
- Nous coopérons avec les autorités, répondit-il. No further comment.
Lina serra légèrement son bras, geste minuscule que l'écran capta : l'appui d'une alliée, ou la laisse d'une dompteuse. Nora eut la nausée. Elle regarda les mains d'Adrian, ces mains qui l'avaient autrefois apaisée quand le monde allait trop vite. Elles s'agrippaient au pupitre comme on s'agrippe à une rive.
Maya coupa le son, brutalement.
- Ça suffit, dit-elle. On a compris. Il a décidé de se jeter dans le vide avec parachute doré. Toi, tu gardes la peau intacte et tu réfléchis.
Nora ne répondit pas tout de suite. Elle sentait plus que n'entendait : le souffle court, le léger courant d'air sous la véranda, le sucre résiduel sur sa langue. Elle posa la tasse et se leva, lentement.
- Il a dit « en sécurité », souffla-t-elle. Comme si j'étais un colis. J'ai été sa femme... presque. J'ai été sa complice. Et me voilà transformée en problème.
Maya posa une main sur son épaule.
- Tu n'es pas un problème. Tu es l'intrigue principale, ma belle. On ne te coupe pas au montage.
Nora eut un sourire petit, un reflet d'ironie.
- On dirait les slogans de ta série préférée.
- Je recycle, avoua Maya. L'écologie émotionnelle.
Un bip discret illumina le téléphone de Nora. Numéro inconnu. Message court :
AR I AD NE : Ne te montre pas au siège. Tu perdras plus que de la dignité. Regarde sous la surface : clause 12.3. Et respire.
Nora sentit ses doigts picoter. Clause 12.3. Le contrat de mariage. Elle avait signé, confiée, amoureuse et fatiguée. Qui lit jusqu'au bout quand on pense dormir dans la même peau que l'autre ?
- Ariadne ? demanda Maya.
Nora lui tendit l'écran.
- Tu crois qu'on peut lui répondre ?
- Pas tout de suite. On vérifie ce qu'elle dit avant. Sinon, on danse sur de la glace.
Nora inspira. L'idée d'Adrian tenant une conférence pour effacer leur histoire lui donnait envie de casser quelque chose. Elle s'ancra au concret : douche rapide, jean, pull doux, queue-de- cheval. Elle glissa dans son sac un carnet, une bouteille d'eau, une paire de lunettes de soleil pour cacher ses yeux si besoin. On avance.
- Où tu vas ? s'inquiéta Maya.
- La mer. Et ensuite, la pharmacie. Nausée ce matin. Et... tu sais.
Maya hocha la tête tout de suite. Pas de phrases inutiles. Elle attrapa un trench et ses baskets.
- Je viens. Je veux te voir manger un croissant en marchant comme une héroïne de film, puis je te regarde acheter des tests comme une reine qui choisit sa couronne.
- T'es bête, dit Nora, reconnaissante de l'humour comme d'un foulard qu'on enroule autour d'un cou tremblant.
La corniche de Valméra faisait un bruit ancien : les vagues frappaient le rocher, le vent ramenait l'odeur d'algue et de sel, une musique froide qui remet les idées en place. Nora et Maya marchèrent, serrant leurs vestes contre elles. Deux joggeuses passèrent en riant. Une vieille dame promena un chien trop petit pour la laisse. La ville continuait. Ça la surprenait toujours : quand ta vie s'écroule, le monde, lui, boit des cafés et attend le bus.
- Je me demande si Adrian a mal au ventre, lui aussi, dit Nora.
- Il a sûrement mal à son ego, ce qui est une zone très vascularisée chez ce type d'homme, commenta Maya.
Nora pouffa malgré elle. Le rire lui piqua les yeux. Elle s'assit un moment sur un banc, regarda la mer tordre ses reflets.
- J'ai aimé un homme qui ne sait pas aimer sans contracter. Je l'ai su. Et j'ai signé quand même.
- Ça peut arriver aux meilleures. On nous vend des contes, on achète des contrats, on se réveille avec des clauses, répondit Maya. La vraie question : qu'est-ce que toi tu veux maintenant ?
Nora regarda ses mains. Elles tremblaient à peine.
- Je veux... choisir. Pour une fois. Pas me laisser porter par sa peur, ni par l'argent, ni par ce que disent les journaux. Si je suis enceinte, je protège ce petit cœur. Si je ne le suis pas... je protège la femme que je suis. Dans les deux cas, je veux la vérité. Et tu sais quoi ? Je crois qu'Adrian, lui aussi, veut la vérité. Mais il la veut sans perdre la face. Et ça, c'est rarement compatible.
Maya posa sa tête sur l'épaule de Nora, geste simple.
- On va gérer. En séquence. Pas tout à la fois. D'abord la pharmacie. Puis on appellera Maître Calvino - c'est l'avocate de ma cousine, elle est redoutable, elle fait peur même aux imprimantes.
- Parfait. J'ai toujours rêvé d'effrayer des imprimantes.
Elles se levèrent. La ville s'ouvrit dans leur dos avec ses façades claires, ses balcons en fer forgé, ses ruelles où l'humidité faisait luire les pavés. La Pharmacie des Mimosas était encore silencieuse quand elles entrèrent. Une clochette tinta.
- Bonjour, dit la pharmacienne, jeune, blouse trop grande, manucure parfaite. Je peux vous aider ?
- Oui, dit Maya avec son sérieux d'attachée de presse de l'âme. Nous voudrions trois tests de grossesse, de marques différentes. Le haut de gamme, le milieu de gamme, et le « je ne laisse aucune place au doute ».
- Très bien, répondit la pharmacienne sans lever un sourcil. Vous voulez aussi du chocolat ? Ça va souvent ensemble.
- C'est très scientifique, ça, approuva Maya.
Nora paya, mit le sac dans son tote bag, sentit son cœur cogner contre les boîtes. Elle eut un vertige léger.
- Ça va ? murmura Maya en sortant. - Oui. Ça va. Ou ça ira. On rentre.
La Villa des Pins les accueillit avec son odeur de bois chauffé et de linge propre. L'orage s'éloignait, la lumière revenait doucement comme on revient d'un mauvais rêve. Nora posa les boîtes sur la console, prit une gorgée d'eau.
- Viens, dit Maya. On lit d'abord la notice, comme des adultes responsables. - On les connaît par cœur, non ?
- On fait semblant. Ça donne une impression de contrôle.
Elles s'installèrent à la table de la cuisine. Maya sortit un surligneur de son sac-Maya avait toujours un surligneur, c'était un épisode récurrent de sa légende personnelle. Nora rit encore. Elle ouvrit la première boîte, déroula le petit bâtonnet en plastique blanc. Le monde sembla se réduire à ce rectangle sans beauté.
- Je le fais seule, dit-elle. Pas parce que je veux te tenir à distance, mais parce que... j'ai besoin d'entendre le silence de la salle de bains. Tu comprends ?
- Bien sûr. Je suis derrière la porte si tu veux, et j'ai des blagues nulles en stock si tu changes d'avis.
- Parfait. Garde-les au chaud.
Nora entra dans la salle de bains attenante, celle qui donnait sur le jardin. Le carrelage froid sous ses pieds la ramena ici et maintenant. Elle suivit la notice avec des gestes précis, presque cérémoniels. Deux minutes. Elle posa le test sur le rebord du lavabo. Son visage dans le miroir lui fit peur : yeux agrandis, couleur remontée aux joues comme après une course.
Elle pensa à sa mère, à sa voix rauque quand elle disait : « Le monde t'aimera un jour, ma fille. En attendant, aime-toi plus fort que lui. » Elle pensa à Adrian, au poids de sa main au creux de ses reins, à la façon dont il la regardait quand il oubliait ses guerres intérieures. Elle pensa à Lina, à cette façon de s'installer dans l'espace aliéné comme si elle était née reine. Elle pensa à Ariadne, au fil, au labyrinthe. Elle pensa surtout à ce rien encore dans son ventre qui pouvait être tout.
Les deux minutes durèrent une heure. Ou l'inverse.
- Ça va là-dedans ? demanda Maya, voix douce à travers la porte. - J'arrive, souffla Nora.
Elle prit le test. Rien n'était encore affiché. Une petite barre de contrôle se dessinait seulement. Elle respira. Deux minutes, encore. Elle sortit, posa le test à plat sur une soucoupe, sur la table. Maya garda ses mains sagement serrées, comme si elle se retenait de toucher une œuvre d'art dans un musée.
- On attend, dit Maya. On a l'habitude, on vit dans un monde d'attente : bus, notifications, amour, justice.
Nora se mit à marcher doucement autour de la table, comme pour apprivoiser son propre cœur. Elle se força à avaler une gorgée d'eau. À l'extérieur, un pin laissa tomber une goutte lourde sur la rambarde. La vie, malgré tout.
- Tu as vu la bague ? demanda Maya soudain, pour remplir le silence. C'est une pierre énorme. Même les satellites doivent la voir.
- Oui, dit Nora sans ironie. Ça brille bien, le mensonge.
Son téléphone vibra. Encore Ariadne.
Aujourd'hui, tu vas te croire perdue. Garde les copies. Ne signe rien. Si on te tend un papier, tu demandes 24 heures. Clause 12.3 : héritier = levier. Ils le savent. Ils vont essayer de t'acheter. Résiste.
Nora respira par le nez, fort. Héritier = levier. Le mot « héritier » eut un poids dans sa bouche. Elle sentit, très clairement, son corps répondre à cette idée.
- Maya, dit-elle, plus bas. Si c'est positif, tout change.
- Oui. Et si c'est négatif... on ne change pas, on se choisit pareil. On ne se définit pas par une barre bleue. Même si, je te l'accorde, les barres bleues ont un certain charisme.
Nora sourit. Les deux minutes touchèrent à leur fin. Elle s'approcha de la table, les doigts froids. Elle sentit Maya retenir sa respiration.
Sur le petit écran, une ligne horizontale apparut nette, franche. Puis une seconde, un peu plus pâle, mais là, indiscutable. Elle se fixa, comme un destin qui s'écrit sans bruit.
Nora posa une main sur son ventre. La pièce sembla se dilater et se contracter en même temps. Elle n'entendit plus la mer ni les voitures ni même Maya. Elle entendit autre chose : un futur, minuscule, battant, qui venait de dire oui.