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Il y avait des jours où Neïla avait l'impression d'être une silhouette floue dans le décor.
Une présence calme, presque trop discrète, qui se glissait dans les couloirs du bureau comme on traverse un souvenir : sans bruit, sans fracas. Les autres la voyaient sans vraiment la regarder. Ils lui souriaient parfois, par politesse. Mais rarement plus.
Elle n'en faisait pas un drame. Pas vraiment. Elle avait appris, depuis longtemps, à habiter les marges.
Cela faisait un peu plus de deux ans qu'elle travaillait chez We&Love, une maison d'édition branchée, nichée au cœur d'un immeuble vitré du centre-ville. Un nom clinquant, des bureaux épurés, des livres aux couvertures brillantes.
On y parlait beaucoup de trends, de marketing sensoriel, d'auteurs qui "font le buzz", et de storytelling émotionnel. Neïla, elle, corrigeait des manuscrits avec minutie. On ne la remerciait pas toujours, mais on reconnaissait - du bout des lèvres - qu'elle avait "l'œil".
Ce que peu savaient, c'est qu'elle avait fini major de sa promotion à la fac. Ce que tout le monde croyait, en revanche, c'est qu'elle avait été pistonnée. Parce que sa patronne, Margaret, était la fille de l'amie de sa mère. Et que dans ce monde-là, les liens priment souvent sur le mérite.
On avait tiré des conclusions rapides, faciles. Alors elle s'était tue. Encore.
Margaret n'était pas injuste. Elle était... froide. Dure. De celles qui dirigent avec précision, mais sans chaleur. Elles vivaient sous le même toit, depuis l'enfance de Neïla. Pourtant, un gouffre invisible les séparait.
Peut-être parce que Margaret ne lui avait jamais pardonné d'avoir été recueillie. Peut-être parce qu'elle avait vu dans l'attention de sa propre mère pour Neïla une forme de trahison.
Neïla n'en savait rien. Elle ne posait plus la question.
Le matin, elle partait tôt, avant que la maison ne s'agite.
Le soir, elle rentrait tard, le casque vissé sur les oreilles, la tête pleine de phrases qu'elle n'écrivait jamais.
Elle ne sortait pas beaucoup. Ne voyait presque personne.
Mais elle tenait debout.
Dans les rares moments de pause qu'elle s'accordait, elle repensait parfois à l'année de ses dix-huit ans.
Pas à cause des souvenirs joyeux - il n'y en avait pas tant. Mais à cause de ce vide particulier qui s'était installé à cette époque-là, et qui ne l'avait jamais vraiment quittée.
Elle se souvenait des salles de classe, de l'odeur du tableau, de la pression sur ses épaules. Elle travaillait dur, toujours.
Et de lui, Lucas.
Lui, le garçon brillant, solaire, aimé de tous. Celui qui, sans raison claire, avait cherché à la connaître. Celui dont elle n'avait jamais compris le regard.
Elle ne l'avait pas apprécié. Pas vraiment. Il l'avait mise mal à l'aise. Trop gentil, trop présent, trop intense.
Elle n'avait pas su lui rendre cette main tendue.
Mais il faisait partie de cette époque, malgré tout. De ce flou.
Elle pensait parfois à lui, comme on pense à ceux qui ont sûrement réussi.
Il devait être quelque part, dans une grande ville, à construire une belle vie.
Et elle... elle corrigeait les fautes d'anciens camarades d'école qui publiaient des romans d'amour superficiels.
Un jour, peut-être, elle se dirait que ce n'était pas si mal.
Mais pas aujourd'hui.