/0/26432/coverbig.jpg?v=1d8d0e6305a06f8d471e8325740b9204)
Il y a des nouvelles qui ne font pas de bruit quand elles tombent.
Elles ne crient pas.
Elles s'installent.
Elles changent l'air.
Depuis cette rencontre avec Damien, tout semblait identique autour d'elle.
La même ville, les mêmes bruits familiers, les mêmes pas sur les trottoirs gris.
Mais quelque chose avait basculé.
Comme un vieux tableau accroché de travers. Personne ne l'a vu bouger, mais tout paraît un peu décalé.
Lucas.
Mort.
Depuis des années.
Elle répétait les mots dans sa tête sans y croire.
Ils ne prenaient pas.
Ils glissaient contre ses pensées comme l'eau sur une vitre froide.
Il était censé être quelque part dans le monde.
Vivant.
Loin d'elle, oui, mais vivant.
Avec sa lumière tranquille. Sa façon étrange de poser les yeux sur les autres.
Il brillait, oui. Trop même. Il avait éclipsé tout le monde.
Elle y compris.
Elle n'avait jamais compris ce qu'il lui voulait.
Elle ne lui avait jamais demandé non plus.
Mais il avait été là. À cette époque floue où elle n'était ni heureuse, ni en colère. Juste là, entre les interstices.
Et lui, il lui parlait.
Elle avait marché longtemps ce soir-là.
Sans but précis.
Ses pieds la portaient, son esprit traînait derrière.
Elle longea l'ancien chemin du lycée. Elle ne savait même pas pourquoi ses pas la ramenaient là.
Elle n'était plus revenue depuis des années. Trop de poussière sur les souvenirs, trop peu de choses à y chercher.
Et pourtant, les trottoirs semblaient les mêmes.
Les lampadaires aussi.
Même l'odeur de fin de journée - un mélange d'asphalte tiède et de vent - avait gardé cette teinte familière.
Ils prenaient parfois cette route ensemble, après les cours. Pas vraiment ensemble. Mais dans le même sillage.
Lucas marchait un peu derrière ou un peu devant, jamais trop loin.
Elle faisait semblant de ne pas le voir.
Lui faisait semblant de ne pas la suivre.
Il avait cette étrange faculté de ne jamais s'imposer, tout en étant toujours là.
Plus tard, elle se retrouva devant une maison qu'elle n'avait pas cherchée à atteindre.
La sienne.
La maison de Lucas.
Elle s'en souvenait parfaitement. Une bâtisse calme, presque impersonnelle. Avec un balcon étroit et une lumière jaune à la fenêtre du salon.
Elle resta là un moment, les mains dans les poches, le cœur au ralenti.
Les volets étaient fermés.
Peut-être que quelqu'un d'autre y vivait, maintenant.
Ou peut-être que personne n'avait osé y revenir.
Elle n'aurait pas su dire ce qu'elle espérait.
Une trace ? Un signe ? Une faille dans le temps ?
Mais rien. Juste le silence.
Lucas n'était plus là.
Il ne vivait plus derrière cette porte.
Il n'écrivait plus dans sa chambre.
Il ne posait plus de questions qu'elle n'avait pas su entendre.
Il était mort.
Et elle ne l'avait su que par hasard.
Comme on découvre que quelque chose de précieux a disparu depuis longtemps, alors qu'on ne l'avait même pas remarqué.
En rentrant chez elle ce soir-là, Neïla n'alluma pas la lumière.
Elle retira ses chaussures, laissa son manteau sur le dossier d'une chaise, et s'assit par terre, dos au mur.
Elle ne pleura pas.
Elle ne savait pas comment pleurer ce genre de nouvelle.
Elle se contenta de rester là, longtemps, les yeux ouverts dans l'obscurité.
Elle pensa à Lucas.
À ses yeux.
À ses mains.
À son rire discret.
À son silence qui, aujourd'hui, ne serait plus jamais comblé.
Et elle pensa, sans bien savoir pourquoi, à cette phrase qu'il avait dite un jour, entre deux battements de cours, alors qu'elle l'ignorait à moitié :
"Je crois que certaines personnes brillent trop fort pour ce monde."
Elle n'avait pas compris.
Mais aujourd'hui, elle aurait aimé lui répondre.