Il jeta un coup d'œil à son bureau. Une photo encadrée les montrait tous les trois, des adolescents souriants, couverts de farine dans la cuisine du restaurant. Ils avaient fait un pacte ce jour-là, celui de ne jamais se séparer, de faire grandir "Le Délice d'Antan" ensemble. Jean-Luc aux pâtisseries, Sophie en salle, et Marc comme sommelier. Une promesse sacrée.
Une boule de colère et de tristesse se forma dans sa gorge. Il attrapa la photo, la sortit du cadre et la déchira en deux, puis en quatre. Les morceaux de papier tombèrent sur son bureau comme des flocons de neige sales. Il retourna à son ordinateur, ouvrit le dossier de ses photos personnelles et trouva la version numérique du même cliché. Il appuya sur la touche "Supprimer" sans la moindre hésitation. Le fichier disparut. C'était fini. Ce pacte n'existait plus.
Quelques jours plus tôt, l'ambiance au restaurant avait commencé à changer. Tout avait basculé avec l'arrivée d'Antoine Moreau. C'était un influenceur culinaire, un type charismatique avec un sourire parfait et des milliers de followers. Jean-Luc, au début, avait été flatté de son intérêt. Il l'avait même pris sous son aile, lui montrant quelques-uns de ses secrets, fier de partager sa passion. Mais très vite, Antoine avait tissé sa toile.
Hier soir, au service, Jean-Luc avait observé la scène depuis sa cuisine ouverte. Antoine était assis à la meilleure table, non pas comme un client, mais comme un roi. Sophie riait à une de ses blagues, sa main posée familièrement sur son bras. Marc débouchait une bouteille de vin coûteuse, un grand cru qu'ils réservaient aux occasions spéciales, et la servait à Antoine, ignorant les autres clients. Jean-Luc se sentait comme un étranger dans son propre restaurant. Sophie et Marc, ses amis, ses frères et sœurs de cœur, gravitaient autour d'Antoine, leurs yeux brillants d'une admiration qu'il ne leur connaissait pas.
Le point de non-retour avait été atteint plus tôt dans l'après-midi. Jean-Luc était entré dans son laboratoire de pâtisserie, son sanctuaire personnel, un espace où personne n'entrait sans sa permission. Et il avait trouvé Antoine là, debout devant son plan de travail. Il portait un des tabliers de Jean-Luc et tenait entre ses mains le carnet secret de Jean-Luc, celui où il notait toutes ses recettes, ses idées, ses échecs et ses triomphes. Antoine était en train de goûter à la crème d'une nouvelle création, une tartelette framboise-pistache qu'il devait présenter à ses parents le lendemain.
"Qu'est-ce que tu fais ici ?" La voix de Jean-Luc était glaciale, tranchante.
Antoine sursauta, mais son expression changea rapidement pour un sourire charmeur. "Oh, Jean-Luc ! Je voulais juste voir le maître à l'œuvre. Tes créations sont incroyables, je voulais comprendre ton génie."
"Tu n'as rien à faire ici. Et ça," dit Jean-Luc en montrant le carnet, "c'est personnel. Pose-le."
C'est à ce moment que Sophie et Marc étaient entrés. Ils avaient dû entendre le ton de Jean-Luc.
"Jean-Luc, qu'est-ce qui se passe ? Pourquoi tu cries sur Antoine ?" demanda Sophie, le front plissé par la contrariété.
"Il est dans mon labo, il fouille dans mes recettes," répondit Jean-Luc, sa voix tremblante de fureur.
Marc éclata de rire, un rire qui sonna faux. "Oh, allez, détends-toi. Antoine est notre invité. Il est passionné, c'est tout. Il veut juste apprendre. Tu devrais être flatté."
"Flatté ? Il vole mon travail !"
"Ne sois pas si paranoïaque et égoïste," lança Sophie, ses mots froids et durs. "Antoine peut nous apporter tellement. Il a des contacts, une visibilité. Il parle de nous sur ses réseaux sociaux. Tu penses un peu à l'avenir du restaurant ou seulement à tes petits gâteaux ?"
Jean-Luc les regarda, l'un après l'autre. Sophie, la calculatrice, qui voyait en Antoine une opportunité. Marc, l'impulsif, aveuglé par la promesse de célébrité. Le pacte, leur amitié, tout cela était balayé pour un type qu'ils connaissaient depuis à peine une semaine. La trahison était là, nue et laide, sous les néons de la cuisine.
Un silence glacial s'installa. Jean-Luc sentit quelque chose se briser en lui. Il décrocha son propre tablier, celui qui portait son nom brodé, et le laissa tomber sur le plan de travail, à côté de sa création à moitié profanée. Il eut un sourire amer, un rictus de douleur.
"Vous avez raison," dit-il d'une voix vide. "Il a l'air très doué. Laissez-le donc faire. Après tout, c'est chez lui maintenant, on dirait."
Sur ces mots, il tourna les talons et quitta la cuisine, les laissant tous les trois plantés là, au milieu de ses rêves brisés. Maintenant, devant son ordinateur, il repensait à ce moment. La décision était prise. Il cliqua sur "Soumettre". Le formulaire fut envoyé. Une nouvelle vie, loin de Paris, loin d'eux, allait commencer.