Chapitre 3 Chapitre 3

- Inspire profondément. Ne retiens rien. Et maintenant, souffle par la bouche... lentement.

Lina ferma les yeux, concentrée sur les mains froides de Maéva posées contre sa nuque. Dehors, le jour se levait à peine, une lumière gris perle traversait les volets de la vieille maison tapie au fond d'une impasse oubliée. Un endroit hors du monde, hors du temps, où les battements de cœur semblaient plus audibles que la ville elle-même.

- Ton odeur remonte dès que tu as peur, reprit Maéva. Ou que tu es en colère. Ton loup est lié à tes émotions. Si tu ne contrôles pas ton souffle, tu l'éveilles sans le vouloir.

- Mais... il ne veut pas dormir. Il gronde à l'intérieur, il se débat. Il ne comprend pas pourquoi je le retiens.

- C'est normal. Tu l'as nourri d'instinct, de rage, de fuite. Maintenant tu lui demandes le silence. Il va te résister.

- Alors je fais comment ? Je l'enferme ?

Maéva secoua lentement la tête.

- Non. Tu lui expliques. Tu le traites comme un frère. Tu le regardes en face et tu lui dis : "Pas maintenant."

Lina rouvrit les yeux. L'image lui semblait absurde. Elle ne contrôlait pas ce qui grondait en elle, pas plus qu'elle ne contrôlait les secousses imprévisibles dans son ventre. Depuis qu'elle avait quitté la meute, son corps était devenu territoire étranger.

- Viens.

Maéva ouvrit la porte du jardin, la lumière matinale révélant une petite cour envahie de fougères, de pierres couvertes de mousse, d'herbes médicinales accrochées à des fils tendus. L'air était humide, chargé des odeurs de la terre et des feuilles écrasées.

- Tu vas marcher. Pieds nus. Jusqu'à ce que tu sentes que l'odeur de la louve décroît. Elle partira dans le sol, aspirée par la nature. Si tu fais ça chaque matin, ton aura changera. Les humains sentiront moins la bête. Tu deviendras... grise.

- Grise ?

- Ni louve. Ni humaine. Invisible aux deux.

Lina grimaça.

- Et je fais quoi après ? Je me fonds dans la ville comme une ombre ?

Maéva la regarda droit dans les yeux.

- Non. Tu apprends à survivre sans qu'on te traque. Et un jour, tu choisiras si tu veux redevenir lumière.

Le lendemain, Lina se rendit dans le centre-ville sous une pluie fine, capuche sur la tête, fausse carte d'identité dans la poche, ventre dissimulé sous un manteau trop large. Elle s'était teint les cheveux en noir la veille, avait effacé tout ce qu'il restait de la jeune compagne d'Alpha qu'elle avait été. À présent, elle n'était que Lise Monet, vingt-trois ans, sans passé, sans attaches.

Elle avait repéré quelques petites boutiques dans des rues où la surveillance semblait moindre. Une laverie, un café, une librairie poussiéreuse. Pas de caméras. Peu de clients. Parfait pour disparaître.

Elle entra dans le café à l'angle de la rue de la Forge. Un vieux comptoir, des banquettes en cuir craquelé, l'odeur du café brûlé et de la graisse rance. Une femme d'une cinquantaine d'années nettoyait les tables en chantonnant une vieille chanson de Cabrel.

- Bonjour. Je... Je cherche du travail, dit Lina d'une voix calme.

La femme la dévisagea, surprise, puis s'essuya les mains.

- Expérience ?

- Un peu de service. J'apprenais vite.

La femme haussa les épaules.

- J'ai perdu une serveuse y a trois jours. Partie avec un motard. Si tu veux tenter ta chance, c'est pas payé cher, mais c'est honnête.

- J'accepte.

- T'as une pièce d'identité ?

- Bien sûr.

Elle tendit la fausse carte. La femme la scanna des yeux, sans insister.

- Très bien, Lise. Mets un tablier. Et ne parle pas aux clients si t'as rien à dire.

Elle passa l'après-midi à nettoyer des verres, apporter des cafés, recevoir des regards trop insistants et des mains trop proches. Elle serrait les dents à chaque fois qu'un homme tentait une blague lourde ou la fixait un peu trop longtemps. Son loup grognait, bas, dangereux, mais elle se répétait les mots de Maéva : "Pas maintenant."

Elle réussit à tenir jusqu'à la fin de la journée sans incident. Mais en sortant du café, dans l'air lourd du soir, elle sentit un frisson courir dans sa nuque. Une présence. Quelqu'un la suivait.

Elle accéléra le pas, tourna dans une ruelle. Un pas lourd derrière elle. Elle s'arrêta, pivota. Un homme, grand, cheveux gras, la regardait avec un sourire tordu.

- J'te connais pas, toi. Mais ton odeur... elle me dit quelque chose.

Elle recula. Il n'était pas humain. Un loup. Mais faible. Probablement un solitaire.

- Je n'ai rien pour toi.

- Non, mais t'as quelque chose que d'autres voudraient. Et moi... j'aime bien vendre des infos. Surtout sur les petites louves qui se cachent. Tu veux pas discuter, ma belle ?

Lina sentit ses doigts trembler. Son ventre durcit sous l'effort de la peur. Le loup en elle se leva, grogna, prêt à bondir. Mais si elle cédait, elle perdait tout.

- Si tu dis un mot, je t'égorge, souffla-t-elle, voix basse, regard figé.

Le solitaire recula d'un pas. Il avait senti. Il croyait avoir affaire à une proie, il venait de croiser une louve enceinte au bord de l'implosion. Ce qu'elle dégageait, ce n'était pas la peur. C'était la fureur silencieuse d'une mère acculée.

- T'es cinglée. Tant pis.

Il tourna les talons, cracha par terre. Elle ne bougea pas. Pas avant qu'il disparaisse. Pas avant que son souffle ne revienne.

En rentrant, elle trouva Maéva assise sur le seuil de la maison, pipe à la main, l'air soucieux.

- Quelqu'un t'a suivie.

- Oui. Il est parti.

- Tu vois ? C'est ça, le vrai instinct. Tu ne t'es pas battue. Tu as mordu par la peur.

Lina hocha la tête, encore tremblante.

- Il reviendra peut-être.

- Et alors ? s'il revient, c'est qu'il a oublié ce qu'il a senti. Et dans ce cas, tu lui rappelleras.

Cette nuit-là, Lina dormit à peine. Mais quand elle ferma les yeux, ce n'était pas Damien qu'elle voyait. C'était le regard de cet inconnu. Celui qui l'avait sous-estimée. Et qui avait fui.

Son loup s'était tenu tranquille. Mais elle savait maintenant que la survie, ce n'était pas d'être invisible. C'était de choisir *quand* rugir.

Il faisait nuit quand il entra dans son bureau. Tout était silence, à peine troublé par le bourdonnement discret du néon au plafond. Damien ôta sa veste, la jeta sur le dossier du fauteuil, puis alluma l'unique lampe sur son bureau. La lueur chaude révéla un épais dossier posé au centre du bois verni, sur lequel trônait une enveloppe noire, sans cachet ni inscription, si ce n'est son prénom, écrit d'une main inconnue.

Damien fronça les sourcils. Il n'aimait pas les surprises. Encore moins celles qui réussissaient à franchir la sécurité de son bureau privé.

Il s'assit lentement, saisit l'enveloppe et la retourna. Pas de signature. Pas d'odeur marquée. Juste cette tension sourde dans l'air, cette sensation familière dans le creux de la nuque, comme un avertissement instinctif.

Il déchira le papier et en tira une feuille épaisse, blanche, soigneusement pliée. Les mots étaient peu nombreux, mais chacun était une lame.

**« Elle a survécu. Et elle porte ton enfant. Mais pas pour longtemps, si tu continues à l'ignorer. »**

Son cœur manqua un battement.

Il relut. Une fois. Deux fois. Sa main se crispa sur le bord du bureau. Une chaleur noire grimpa en lui, comme une décharge.

- Qui ? murmura-t-il, la voix rauque. Qui a osé...

Lina.

Ce prénom s'imposa sans qu'il ait besoin d'y penser. L'écriture ne disait rien, mais le message vibrait d'une urgence sourde. Son regard s'assombrit. Il n'avait jamais eu de certitudes sur la grossesse. Il avait préféré rejeter l'idée, l'écraser avant qu'elle ne prenne racine. Trop de doutes. Trop de peur.

Mais si c'était vrai...

Il se leva d'un bond, la lettre toujours en main, les mâchoires contractées. Ses sens s'éveillèrent malgré lui, happés par une angoisse viscérale qu'il ne voulait pas nommer.

- Qui l'a vue ? Où est-elle ? Qui m'envoie ça ?

Il tourna brusquement la tête vers la fenêtre. Dans les rues illuminées de la ville, quelque part, Lina respirait peut-être encore. Ou peut-être plus. Et il n'en savait rien.

Il sentit la colère monter, froide et hargneuse. Non pas contre l'auteur de la lettre.

Contre lui-même.

Parce qu'il comprenait enfin que l'erreur n'était pas de l'avoir aimée.

Mais de l'avoir laissée partir.

            
            

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