Chapitre 2 Chapitre 2

- Vous ne pouvez pas rester ici, madame. Je suis désolée, mais c'est la politique de la maison.

Le ton était poli, mais le regard fuyant de la réceptionniste trahissait tout le contraire. Lina serrait son manteau trempé contre elle, les mains glacées, les cheveux collés au front. Ses yeux, rougis par les heures d'errance et de larmes, fixaient cette femme derrière le comptoir comme si elle allait la supplier. Mais elle n'avait plus de voix pour supplier.

- J'ai de quoi payer une nuit... murmura-t-elle, la gorge sèche. Juste une nuit.

La réceptionniste baissa les yeux, consulta rapidement l'écran, puis hocha la tête, presque à contrecœur.

- Une chambre simple. Deuxième étage. Mais... pas d'agitation. Pas de dérangement. Sinon on vous demande de partir immédiatement.

Lina n'avait pas répondu. Elle s'empara de la clé, monta lentement les escaliers. Chaque pas résonnait dans le silence poisseux de l'hôtel miteux. Une odeur d'humidité et de renfermé empestait les couloirs. Elle n'avait pas le choix. C'était ici ou la rue. Et encore, ce toit ne tiendrait peut-être pas toute la nuit.

Une fois dans la chambre, elle verrouilla la porte derrière elle, s'adossa contre le bois et laissa échapper un long souffle tremblant. La pièce était minuscule, le papier peint décollé par endroits, une lampe clignotait au-dessus du lit. Il n'y avait ni chaleur ni confort, mais c'était mieux que rien.

Elle laissa tomber son manteau, s'assit lentement sur le bord du lit. Ses mains glissèrent sur son ventre, encore plat, mais elle sentait déjà la tension sous la peau. L'enfant poussait, exigeait sa place, sa survie.

Elle resta là des minutes entières, immobile, à écouter les bruits de la ville humaine au-dehors. Des klaxons, des sirènes lointaines, des rires trop sonores. Ce monde-là n'était pas fait pour elle. Elle ne savait même pas comment elle allait survivre ici. Pas de meute. Pas d'argent. Pas de nom.

Juste un ventre qui grossissait trop vite, trop intensément.

Un spasme la traversa soudain, brutal, implacable.

- Aah...

Elle s'agrippa au drap, le corps secoué. Une douleur vive, profonde, comme une morsure à l'intérieur d'elle-même. Son souffle se coupa net. Elle resta pliée en deux plusieurs minutes, les dents serrées, le front en sueur.

C'était trop tôt. Bien trop tôt.

Elle n'avait que quelques semaines. Mais quelque chose n'allait pas. Pas normalement. Elle sentit son cœur battre contre ses tempes, affolée.

- Non, non... pas maintenant...

Elle se leva tant bien que mal, vacilla jusqu'à la minuscule salle de bain. De l'eau, elle avait besoin d'eau. Elle ouvrit le robinet, laissa couler un filet tiède et y plongea ses mains tremblantes. Son visage, dans le miroir sale, était presque méconnaissable. Pâle. Cerné. Fatigué.

- Tu dois tenir, souffla-t-elle à elle-même. Tu dois rester debout, pour lui.

La douleur se calma un peu, mais elle n'osa plus s'allonger. Elle resta accrochée au lavabo, les yeux rivés sur le carrelage fissuré, attendant que son corps lui donne un peu de répit.

Un coup discret contre la porte la fit sursauter. Elle retourna précipitamment dans la chambre, ouvrit à moitié. Une jeune femme se tenait là, fine, brune, les traits tirés, les bras croisés.

- Tu hurlais. Ça va ? demanda-t-elle, d'un ton sec mais pas méchant.

Lina hésita, puis hocha la tête.

- Une douleur passagère. Rien de grave.

La jeune femme plissa les yeux, peu convaincue.

- T'es enceinte ?

Lina recula d'un pas, sur la défensive.

- Non.

La brune haussa un sourcil.

- Écoute, j'ai bossé dans les rues. J'en ai vu des dizaines dans ton état. T'es paumée, t'es seule, et t'as l'air d'avoir envie de crever... alors arrête de me mentir.

Un silence. Long. Puis Lina baissa la tête.

- Je suis enceinte.

- Voilà. Ça, c'est mieux.

La fille entra sans y être invitée, referma la porte derrière elle. Elle jeta un coup d'œil à la pièce, puis à Lina.

- Moi c'est Maïa. Chambre 203. Si tu veux pas crever dans cette ville, va falloir apprendre à te fondre dans le décor. Et à fermer ta gueule quand il faut.

Lina n'avait pas la force de protester.

- Merci, souffla-t-elle, presque sans voix.

Maïa la regarda longuement, puis s'adoucit un peu.

- C'est le père ? Il t'a laissée ?

- Pire. Il m'a jetée.

- Un humain ?

Lina hésita. Mentir ? À quoi bon ? Elle hocha la tête.

- Non. Un loup.

Un silence pesant s'abattit.

- Sérieux ? siffla Maïa. Tu viens d'une meute ?

- Oui.

Maïa l'observa avec une intensité nouvelle.

- Bordel. Tu joues gros, toi. Et t'es venue jusqu'ici ? Seule ?

- Je n'avais nulle part où aller.

Un rire sec.

- Tu viens de te jeter dans la fosse aux lions. Ici, les humaines crèvent pour moins que ça. Et toi, t'es une louve abandonnée, enceinte, sans ressources ? Tu vas attirer les vautours.

Lina s'assit, la gorge nouée.

- Je sais. Mais je peux pas faire marche arrière.

Maïa resta silencieuse un moment, puis soupira.

- J'peux t'apprendre deux-trois trucs. À cacher ton odeur. À éviter les questions. Mais faudra que tu sois discrète. Et que tu tiennes le coup. Pas de faiblesse. Sinon tu seras pas la seule à payer.

- Pourquoi tu veux m'aider ?

Un rictus amer.

- Parce que j'ai vu ce regard-là, un jour, dans mon miroir. Et personne m'a tendu la main.

Un nouveau spasme vrilla le ventre de Lina. Elle grimaça.

Maïa la soutint sans broncher.

- Tu vas devoir apprendre à respirer à travers la douleur. Parce que dans cette ville, personne ne viendra t'apporter un verre d'eau.

- Je tiendrai.

Maïa sourit, un peu.

- J'espère. Parce que ce gosse, il aura besoin d'une mère en vie. Et debout. Pas d'une louve éteinte.

Un frisson traversa Lina. La peur, oui. Mais plus que ça : la certitude que la survie allait être une guerre de chaque instant. Et qu'elle n'aurait aucun répit.

Elle ne savait pas encore jusqu'où elle allait tomber. Mais une chose était sûre. Elle allait se battre. Pour elle. Pour l'enfant. Pour tout ce qu'on lui avait arraché.

- Tu saignes.

La voix, douce mais assurée, la tira de son demi-sommeil. Lina leva les yeux vers l'inconnue penchée sur elle. Un visage marqué par le temps, mais majestueux, calme comme l'eau d'un lac. Des yeux d'un vert profond, presque surnaturels, la détaillaient sans animosité. Juste... un mélange de curiosité et d'intuition.

- Ce n'est rien, murmura Lina.

La femme l'ignora et s'accroupit devant elle. Elle portait une cape de laine usée, une odeur d'herbes sèches mêlée à celle de la pluie collée à sa peau. Ses doigts se posèrent sur le poignet de Lina avec une étonnante légèreté.

- Les contractions ne viennent pas de nulle part. Ton corps va plus vite que la nature. Ton sang n'est pas humain.

Lina voulut reculer, mais elle était trop faible. Elle détestait se sentir observée, analysée. Pourtant, cette inconnue n'était ni agressive, ni menaçante. Elle parlait comme quelqu'un qui savait. Qui voyait au-delà de ce qu'on montre.

- Je ne sais pas de quoi vous parlez, bredouilla-t-elle.

Un sourire discret étira les lèvres de la femme.

- Ne mens pas à une ancienne guérisseuse. Ton odeur ne trompe pas. Tu es louve. Et tu portes en toi quelque chose... d'étrangement ancien. Tu ne sais pas encore ce que c'est, n'est-ce pas ?

Lina baissa les yeux, une main posée instinctivement sur son ventre.

- Je veux juste accoucher en paix. Loin de tout ça.

- Il n'y a jamais de paix quand une louve attend l'héritier d'un Alpha, dit la femme d'un ton grave. Encore moins quand l'Alpha en question t'a rejetée. Et qu'il ignore le poids de ce qu'il t'a laissé.

Un silence se tissa entre elles, percé seulement par les gouttes d'eau tombant du toit rouillé. Puis Lina demanda, presque à voix basse :

- Qui êtes-vous ?

- Maéva. J'ai soigné des générations de meutes avant que le monde ne pourrisse. Avant que les mâles croient que diriger, c'était dominer.

Lina la regarda, surprise.

- Une guérisseuse solitaire ?

- Plus maintenant. On m'a bannie pour avoir dit que le sang des femmes portait l'avenir, pas seulement celui des guerriers. Et toi... tu es la preuve que j'avais raison.

Maéva se releva avec lenteur.

- Viens. Tu n'es pas en état de rester dans ce cloaque. Ce bébé n'est pas comme les autres. Il ne supportera pas l'humidité, la peur, le froid. Je n'ai pas grand-chose, mais j'ai un toit, du silence... et assez de savoir pour t'aider à rester en vie.

Lina la fixa longuement. Une étrangère, peut-être, mais dont la présence l'enveloppait d'une chaleur oubliée. Sans dire un mot, elle se leva et la suivit.

Ce soir-là, sous la pluie, la solitude céda enfin. Une ancienne exilée tendait la main à une nouvelle bannie. Et leurs destins, silencieusement, venaient de s'entrelacer.

            
            

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