Mon mariage avec Sophie Leclerc faisait partie de ce plan, une union qui semblait parfaite aux yeux du monde, alliant notre vieille fortune à sa jeunesse et sa beauté. J'ai accepté, pensant que c'était mon devoir, et peut-être même une chance de trouver le bonheur.
Ma vie était une image d'Épinal, le genre de perfection qu'on voit dans les magazines. Héritier du prestigieux domaine viticole Dubois, je menais une existence dorée à Bordeaux. J'avais une femme magnifique, Sophie, dont le ventre s'arrondissait de jour en jour, portant celui que je croyais être mon fils. Nos photos de couple s'étalaient dans la presse locale, le symbole d'une réussite totale : l'amour, la famille, la richesse. Le domaine prospérait sous ma direction, mes décisions étaient saluées, et chaque nouvelle cuvée était un succès critique et commercial. J'étais Pierre Dubois, un homme à qui tout souriait, un gagnant de la vie, comme on dit. Je me sentais invincible, protégé par un cocon de bonheur et de confiance aveugle. Je ne voyais pas les fissures qui parcouraient déjà les murs de ma forteresse dorée.
Ce matin-là, tout devait se jouer. Une réunion capitale avec des investisseurs asiatiques pour signer le plus gros contrat de l'histoire du domaine. Un contrat que j'avais négocié seul pendant des mois. Ma mère, Monique, et ma femme, Sophie, devaient être là, à mes côtés, pour présenter l'image d'une famille unie et solide. C'était leur seule tâche. Mais la salle de réunion est restée vide, à l'exception de moi et des investisseurs de plus en plus impatients. J'ai appelé Monique. Sa messagerie. J'ai appelé Sophie. Directement sur sa messagerie. Leur absence était assourdissante, un vide inexplicable qui a semé le doute dans l'esprit de nos partenaires. Les regards sont devenus froids, les sourires crispés. En quelques heures, l'affaire de ma vie s'est évaporée, laissant un goût amer d'humiliation et un pressentiment glacé. Quelque chose n'allait pas, quelque chose de grave était en train de se passer dans mon dos.
De retour dans mon bureau, anéanti, j'ai ouvert mon ordinateur portable. Un email sans objet, provenant d'une adresse cryptée, attendait dans ma boîte de réception. "Regardez la vérité en face, Pierre." Il n'y avait qu'une pièce jointe : une vidéo. J'ai cliqué. L'écran a affiché l'intérieur de notre suite à Paris, celle où Sophie était censée se reposer. Elle n'était pas seule. Antoine Moreau, son "meilleur ami", l'amant que je n'avais jamais soupçonné, était là. La caméra, dissimulée, a capté leur conversation.
"Il est tellement naïf," disait Sophie en riant, caressant son ventre. "Il croit vraiment que cet enfant est de lui."
Antoine l'a embrassée. "Bientôt, mon amour, tout sera à nous. Ma mère a tout prévu. Pierre n'est qu'un obstacle temporaire."
Ma mère ? Le monde s'est effondré. La vidéo a continué, montrant un appel vidéo avec Monique. Son visage souriant est apparu à l'écran, complice.
"Tout se passe comme prévu," a-t-elle dit à Antoine. "Mon fils, tu auras bientôt la place qui te revient. Le testament est modifié, les actifs seront bientôt transférés. Pierre finira sans rien."
Son fils. Antoine était le fils secret de ma mère. Mon propre frère, fruit d'une liaison adultère, élevé dans l'ombre pour me détruire et tout me prendre. Le mariage, l'enfant, l'amour de ma mère, tout était un mensonge. Une conspiration monstrueuse.
Je suis tombé de ma chaise, le souffle coupé, le cœur battant à tout rompre dans ma poitrine. Une nausée violente m'a saisi et j'ai vomi sur le tapis persan de mon bureau. Le goût acide de la bile se mêlait à celui de la trahison. Mes mains tremblaient de manière incontrôlable. J'ai regardé à nouveau l'écran, le visage souriant de ma mère, le baiser de ma femme et de son amant. Mon univers venait de se désintégrer en quelques minutes. J'étais un idiot, un pantin dans leur pièce de théâtre macabre. La douleur était si intense, si physique, que j'ai cru que j'allais mourir. C'est à ce moment-là que mon téléphone a vibré sur le bureau. Un message d'un numéro inconnu. Cinq mots qui ont percé le brouillard de ma souffrance :
"Je sais tout. Je peux aider."
Plus tard dans la soirée, incapable de rester enfermé, j'ai erré dans les rues de Bordeaux. Mon regard s'est posé sur un écran géant sur la place de la Comédie. Il diffusait une interview enregistrée la semaine précédente. Mon visage, à côté de celui de Sophie. Nous parlions de notre "bonheur", de "l'arrivée prochaine de notre enfant", de "la force de nos liens familiaux". Chaque mot que je prononçais sonnait maintenant comme une blague cruelle. La foule passait, certains me reconnaissaient et souriaient. J'avais envie de hurler, de leur dire que tout était faux, que l'homme à l'écran n'existait plus, qu'il venait d'être assassiné par les siens. La vision de mon propre mensonge, projeté en grand format, était une torture insupportable, une humiliation publique dont j'étais le seul à connaître la véritable portée.
De retour à la maison, le silence était pesant. J'ai composé le numéro de Sophie, mécaniquement. Elle a répondu, sa voix douce et inquiète.
"Mon amour, je suis tellement désolée pour la réunion, j'ai eu un malaise. Maman m'a emmenée chez le médecin, elle s'inquiétait pour le bébé."
Son ton était parfait, chaque mot suintait la sollicitude. J'allais raccrocher, mais elle a dû poser son téléphone sans mettre fin à l'appel. Sa voix a changé, devenant dure et méprisante.
"Il a appelé," a-t-elle dit à quelqu'un. J'ai reconnu le rire d'Antoine en fond.
"L'idiot a tout gobé ?" a-t-il demandé.
"Comme toujours. Il est tellement prévisible. Bientôt, on n'aura plus à faire semblant."
Mon sang s'est glacé. J'ai reconnu le jingle personnalisé que je lui avais attribué, une petite mélodie stupide qui symbolisait notre "amour". Entendre leur mépris à travers cette sonnerie était la confirmation finale, la plus cruelle. Ils ne se cachaient même plus vraiment. Ils se sentaient invincibles. Et moi, j'étais leur jouet. L'humiliation a laissé place à une rage froide, une haine pure qui a commencé à brûler au plus profond de moi.