Sa vie défilait devant lui, une série de tableaux peints avec la douleur et le sacrifice. Et au centre de chaque toile se trouvait Sophie Leclerc. Son amour d'enfance, la femme pour qui il avait tout donné. Il avait abandonné ses propres rêves pour soutenir les siens, il avait enduré l'humiliation et la solitude, tout ça pour un regard, un mot gentil.
Il se souvenait maintenant. Dans cette histoire, il n'était pas le héros. Il était le méchant, le personnage secondaire maudit, destiné à souffrir pour que l'héroïne, Sophie, puisse trouver son véritable amour, Marc Bernard. Son existence entière n'était qu'une note de bas de page tragique dans leur romance prédestinée. Une amère ironie lui tordit les lèvres gelées. Il ferma les yeux, acceptant enfin son destin.
Soudain, une douleur aiguë transperça son crâne. Ce n'était pas la douleur du froid, mais quelque chose de différent, d'électrique.
[Erreur système détectée. Le destin du personnage secondaire "Pierre Dubois" s'écarte de l'intrigue principale.]
Une voix mécanique, sans émotion, résonna directement dans son esprit.
[Activation du protocole de renaissance. Retour de trois ans dans le passé. Correction de la trajectoire en cours.]
Le monde vacilla et se brisa en mille morceaux. Pierre sentit son corps être tiré en arrière à travers le temps, un voyage vertigineux et désorientant. Quand il reprit conscience, il haletait lourdement. L'odeur familière de térébenthine et de peinture à l'huile emplit ses narines. Il était dans son atelier. La lumière du soleil filtrait à travers la grande fenêtre, illuminant la poussière qui dansait dans l'air.
Il regarda ses mains. Elles n'étaient pas bleues de froid, mais maculées de peinture. Il jeta un coup d'œil au calendrier sur le mur. La date était écrite en grosses lettres : 15 mai. Trois ans plus tôt. C'était le jour. Le jour où tout avait basculé.
Son téléphone se mit à vibrer sur la table basse. Le nom "Sophie" s'afficha sur l'écran. Dans sa vie passée, il s'était précipité pour répondre, le cœur battant d'espoir et d'anxiété. Cette fois, il laissa le téléphone sonner, le son strident brisant le silence de l'atelier.
Il se leva, les jambes encore tremblantes, et décrocha. La voix de Sophie, froide et distante comme dans son souvenir, arriva à son oreille.
"Pierre, il faut qu'on parle. Je veux rompre notre contrat de mécénat."
Dans sa vie précédente, il l'avait suppliée, avait demandé pourquoi, avait promis de travailler plus dur. Il s'était humilié.
Cette fois, un calme étrange l'envahit. Il avait déjà vécu le pire. Il n'y avait plus rien à perdre.
"D'accord, Sophie," dit-il, sa propre voix le surprenant par sa fermeté. "Rompons le contrat."
Un long silence s'installa à l'autre bout du fil. Il pouvait presque imaginer son visage, ses sourcils parfaitement dessinés froncés par la confusion.
"C'est tout ?" demanda-t-elle finalement, son ton trahissant son incrédulité. "Tu n'as rien d'autre à dire ?"
"Non. C'est ton argent, ta décision. Je te souhaite bonne chance."
Avant qu'elle ne puisse répondre, il raccrocha. Il posa le téléphone, le cœur battant à tout rompre, non pas de douleur, mais d'une nouvelle et terrifiante liberté.
Sans perdre une seconde, il composa un autre numéro. La voix chaleureuse de sa mère répondit à la troisième sonnerie.
"Maman," dit-il, sa voix se brisant légèrement. "Écoute-moi attentivement. Je veux que vous vendiez la maison. Toi et Papa. Et que vous quittiez la ville. Je vais vous envoyer de l'argent. Assez pour que vous puissiez vivre confortablement n'importe où."
"Pierre, mon chéri, qu'est-ce qui se passe ? Tu nous fais peur," dit sa mère, l'inquiétude perçant dans sa voix.
"Faites-moi confiance, maman. S'il vous plaît. Faites-le. C'est la chose la plus importante que je vous ai jamais demandée."
Il y eut un moment d'hésitation, puis elle accepta, sa confiance en son fils l'emportant sur sa confusion. Après avoir raccroché, Pierre sentit un poids énorme quitter ses épaules. Il avait mis sa seule véritable ancre à l'abri.
Une heure plus tard, des coups violents retentirent à la porte de son atelier. Il n'eut pas besoin de demander qui c'était. Il ouvrit la porte pour trouver Sophie, son visage une parfaite image de fureur contenue.
"Qu'est-ce que c'est que ce jeu, Pierre ?" siffla-t-elle. "Tu crois que tu peux te débarrasser de moi comme ça ?"
Elle ne lui laissa pas le temps de répondre. Elle l'attrapa par le bras, sa poigne étonnamment forte. "Tu viens avec moi."
Elle le traîna littéralement hors de l'atelier et le poussa dans sa voiture de luxe. Elle conduisit avec une vitesse imprudente, ses jointures blanches sur le volant. Ils s'arrêtèrent devant le grand hôpital du centre-ville.
"Descends," ordonna-t-elle.
Confus, Pierre la suivit à l'intérieur. Elle le mena directement à une chambre privée au dernier étage. À travers la vitre, il vit un jeune homme allongé sur le lit, le visage pâle, une perfusion attachée à son bras. C'était Marc Bernard.
"Il s'est effondré à cause du stress," dit Sophie, sa voix soudainement remplie d'une tendresse angoissée qui n'était jamais pour lui. "Le stress que tu lui as causé avec tes crises de jalousie."
Pierre ne dit rien. Il se souvenait de cette scène. Dans sa vie précédente, il avait été consumé par une jalousie rageuse. Maintenant, il ne ressentait qu'un vide froid.
"Tu vas rester ici," dit Sophie, le ton redevenant glacial. "Tu vas attendre qu'il se réveille, et tu vas t'excuser. Tu ne bouges pas d'ici tant que je ne te l'ai pas dit."
Elle entra dans la chambre, laissant Pierre seul dans le couloir. Il s'adossa au mur, se sentant comme un prisonnier. Deux infirmières passèrent devant lui en chuchotant.
"Regarde, c'est le petit ami de Mademoiselle Leclerc," dit l'une. "Il est si beau, mais il a l'air si fragile."
"Non, tu te trompes," corrigea l'autre. "Ça, c'est Marc Bernard. Le garçon là-bas, c'est juste le peintre qu'elle sponsorise. Un fardeau, apparemment."
Les mots, entendus par hasard, confirmèrent ce que la voix mécanique lui avait dit. Un fardeau. Un personnage secondaire. Il ferma les yeux, un sourire amer et résigné sur les lèvres. Très bien. S'il était un personnage secondaire, alors il allait commencer à vivre en dehors des pages de leur histoire.