Elle voulait voir les aurores boréales une dernière fois, un spectacle qui l'avait toujours fascinée, un ballet cosmique qui lui rappelait que même dans l'obscurité la plus profonde, il y avait de la lumière.
Elle était assise seule devant sa petite tente, emmitouflée dans une épaisse couverture, le souffle créant de petits nuages de buée dans l'air glacial. Le ciel nocturne était une toile d'encre noire, et les premières lueurs vertes commençaient à onduler au-dessus de l'horizon, des rubans de soie silencieux et majestueux. C'était magnifique. Une beauté si pure et si vaste qu'elle en avait les larmes aux yeux. C'était un bon endroit pour mourir, songeait-elle. Un endroit où elle pouvait enfin faire la paix avec les fantômes de son passé. Surtout avec le plus grand d'entre eux : Marc.
Marc Fournier. Son premier et unique amour. Rencontré à treize ans, épousé à vingt-trois. Il était charismatique, aventureux, l'homme qui remplissait sa vie de rires et de promesses. Deux ans après leur mariage, il était parti pour une expédition en montagne dans les Alpes et n'était jamais revenu. Une avalanche, avaient dit les secours. Son corps n'avait jamais été retrouvé, mais il avait été déclaré mort. Vingt ans. Vingt ans qu'elle portait son deuil, un deuil qui avait défini toute sa vie d'adulte. Elle l'avait aimé plus que tout, et sa perte avait creusé un vide que rien ni personne n'avait jamais pu combler.
Alors qu'elle se perdait dans ses souvenirs, le son d'une fermeture éclair la tira de sa rêverie. La tente voisine, plantée à une vingtaine de mètres de la sienne, s'ouvrit. Une silhouette d'homme en sortit, suivie de près par une femme plus jeune. Ils riaient doucement, leurs voix portant dans le silence glacé de la nuit. L'homme se tourna vers la femme, l'enlaça et l'embrassa tendrement sous le spectacle des aurores boréales.
Le cœur de Camille s'arrêta.
Ce n'était pas possible. Ce ne pouvait pas être lui. C'était une hallucination, un effet de la maladie, du froid, de la solitude. Mais ses yeux ne la trompaient pas. Même après vingt ans, même à cette distance, elle reconnaissait ce profil, cette façon de se tenir, ce sourire qu'elle avait tant aimé.
C'était Marc.
Son mari, présumé mort depuis deux décennies, était là, vivant. Il n'avait pas beaucoup changé, quelques rides au coin des yeux, des cheveux un peu plus grisonnants sur les tempes, mais c'était lui. Et il n'était pas seul. Il tenait une autre femme dans ses bras, une femme qui n'était pas elle.
Le choc fut si violent qu'il lui coupa le souffle. Le froid mordant de l'air sembla s'infiltrer directement dans ses poumons, dans ses veines, gelant son sang. Tout son univers, construit sur vingt ans de deuil et de souvenirs idéalisés, venait de voler en éclats. La douleur n'était pas celle du chagrin, c'était une douleur aiguë, brûlante, celle de la trahison la plus abjecte. Sa mort n'était qu'un mensonge. Une mise en scène cruelle pour l'abandonner. Il l'avait laissée croire qu'il était mort pour pouvoir vivre sa vie avec une autre.
La colère monta en elle, une vague de feu qui submergea le chagrin et la stupeur. Il l'avait trompée. Il lui avait volé vingt ans de sa vie, vingt ans passés à pleurer un fantôme. Et maintenant, alors qu'elle venait ici pour mourir en paix, le destin le remettait sur son chemin, comme une dernière insulte.
Soudain, un grondement sourd et lointain se fit entendre, un bruit qui sembla faire vibrer le sol sous ses pieds. L'avalanche. Les guides les avaient prévenus du risque, mais personne ne s'y attendait vraiment. Le bruit s'intensifia rapidement, se transformant en un rugissement terrifiant. La neige dévalait la pente de la montagne voisine, un mur blanc et monstrueux qui engloutissait tout sur son passage. La panique s'empara du petit campement. Des cris éclatèrent. Marc et sa compagne se figèrent, leurs visages tournés vers la montagne, pâles de terreur.
Camille, elle, ne bougea pas. Elle resta assise, regardant la mort approcher. Une partie d'elle l'accueillait. Mourir ici, maintenant, mettrait fin à cette nouvelle souffrance insupportable. Mais une autre partie, la partie qui venait de se réveiller dans un torrent de rage, refusait de lui laisser cette dernière victoire. Il ne méritait pas de mourir dans une simple catastrophe naturelle. Il méritait de ressentir ce qu'elle avait ressenti. La solitude, l'abandon, la douleur d'une vie brisée.
"Il doit savoir ce que c'est de tout perdre", pensa-t-elle avec une froide détermination. "Il doit disparaître, lui aussi. Mais cette fois, ce sera pour de vrai."
L'avalanche était sur eux. Un mur de neige et de glace frappa la tente de Marc, l'ensevelissant en une fraction de seconde. Camille ferma les yeux, non pas par peur, mais avec une étrange sensation de résolution. Si elle pouvait remonter le temps, si elle pouvait revenir à cette première année de leur mariage, elle changerait tout. Elle ne le laisserait pas lui voler sa vie. Elle orchestrerait sa chute, elle lui ferait vivre l'enfer qu'il lui avait imposé.
La neige la frappa avec une force inouïe. Le monde devint un chaos de blanc et de froid. Elle sentit son corps être projeté, brisé. La douleur fut brève, intense, puis plus rien. L'obscurité l'enveloppa.
Puis, une lumière. Une lumière chaude, familière. L'odeur du café frais et des draps propres. Lentement, Camille ouvrit les yeux. Elle n'était plus dans la neige. Elle était dans une chambre, sa chambre. La lumière du matin filtrait à travers les rideaux. Elle se redressa brusquement, le cœur battant à tout rompre. Elle regarda ses mains. Elles étaient lisses, jeunes. Elle toucha son visage, pas de rides, pas de fatigue. Elle se leva et se précipita vers le miroir. La femme qui la fixait avait vingt-trois ans. C'était elle, vingt ans plus tôt. La date sur le calendrier numérique posé sur la table de chevet confirma l'impossible : nous étions un an après son mariage avec Marc. Elle était revenue. Le destin, ou une force inconnue, lui avait offert une seconde chance. Pas une chance de le reconquérir, mais une chance de se venger. Un sourire glacial se dessina sur ses lèvres. "Marc Fournier," murmura-t-elle à son reflet, "cette fois, c'est moi qui écris la fin de l'histoire."