Il a poussé mon fauteuil roulant à travers les vignobles. Le soleil d'automne était doux, mais je ne sentais que le froid dans mes os. Nous sommes arrivés devant le chai. Le directeur du domaine nous attendait.
« Mademoiselle Lloyd. Je suis tellement désolé pour votre accident. Nous... nous avons dû prendre des dispositions. »
Il semblait gêné.
« Carole Green a accepté de prendre en charge la vinification de vos parcelles cette année. C'est une excellente vigneronne, vous savez. Roderick nous l'a recommandée. »
Carole. Bien sûr. Elle est apparue à ce moment-là, vêtue d'une tenue de travail impeccable. Elle m'a regardée de haut, un petit sourire triomphant aux lèvres.
« Juliette. J'espère que ça ne te dérange pas. Roderick a insisté. Il disait que tu avais besoin de repos, et que je suis la seule en qui il a confiance pour s'occuper de ton... "chef-d'œuvre". »
Elle a prononcé le mot "chef-d'œuvre" avec une ironie mordante.
« D'ailleurs, il m'a raconté comment tu as développé cette technique de fermentation à froid. C'est brillant. Je l'ai utilisée pour la dégustation de prestige hier. Un succès fou. Les critiques ont adoré. »
Mon vin. Ma technique. Mon succès. Volés.
Elle s'est penchée vers moi, sa voix un murmure venimeux que seul moi pouvais entendre.
« Il a tout fait pour moi, tu sais. L'accident... c'était pour que je puisse prendre ta place. Il m'aime, Juliette. Il ne t'a jamais aimée. »
La vérité, crue et brutale, m'a frappée en plein visage. Mon souffle s'est bloqué dans ma gorge.
Soudain, une alarme a retenti. Une fumée noire s'échappait de la salle de dégustation.
« Au feu ! »
La panique a éclaté. Les gens couraient dans tous les sens. Roderick s'est précipité, non pas vers moi, mais vers Carole.
« Carole, vite ! Sors d'ici ! »
Il l'a attrapée par le bras et l'a entraînée vers la sortie, me laissant seule dans mon fauteuil roulant, au milieu du chaos. Les flammes se propageaient à une vitesse terrifiante. La fumée me piquait les yeux, me brûlait les poumons.
Je luttais pour faire avancer le fauteuil, mais les roues se bloquaient. J'étais piégée.
J'ai vu Roderick mettre Carole en sécurité à l'extérieur, puis son regard a croisé le mien. Une seconde. Juste une seconde. J'ai vu la panique dans ses yeux, mais aussi... une hésitation.
Carole lui a crié quelque chose. Il a secoué la tête et s'est détourné de moi.
Il m'a abandonnée.
Une poutre en feu s'est effondrée juste à côté de moi. Une étincelle a atteint ma robe. Le tissu s'est enflammé. La douleur était fulgurante.
J'ai réussi à me jeter au sol, à rouler pour éteindre les flammes, mais c'était trop tard. Ma peau était brûlée.
Juste avant de perdre connaissance, j'ai vu des pompiers se précipiter vers moi. Le salut, enfin.
Je me suis réveillée à l'hôpital, de nouveau. L'odeur d'antiseptique et de peau brûlée. Roderick était là. Encore.
« Juliette... je suis tellement désolé. Tout s'est passé si vite. J'ai paniqué. Pardonne-moi. »
Je l'ai regardé, sans un mot. Mon silence était plus lourd que n'importe quelle accusation.
Le lendemain, ma mère m'a annoncé que Kyle Evans avait répondu. Il m'attendait en Californie. Il avait un nouveau protocole expérimental pour les grands brûlés et les lésions nerveuses.
« J'y vais », ai-je dit.
Roderick est entré juste après. Il a vu l'écran du téléphone de ma mère, qui affichait encore le nom de Kyle.
« Qui est-ce ? » a-t-il demandé, suspicieux.
« Un vieil ami de la famille », ai-je menti sans ciller. « Il présentait juste ses condoléances. »
Il a semblé rassuré.
« Bien. Habille-toi. Je t'emmène quelque part ce soir. Une surprise. »
La surprise était une dégustation prestigieuse dans un grand hôtel de Bordeaux. En entrant dans la salle de bal, j'ai compris. Sur une estrade, Carole Green, radieuse, présentait "son" vin. Le vin acclamé par la critique. Mon vin.
Roderick m'a installée au premier rang, comme pour être sûr que je ne manque rien du spectacle de mon humiliation.
Je l'ai regardée parler, décrire les arômes, les techniques. Mes mots. Mon travail.
J'ai observé Roderick. Il la regardait avec une admiration, une fierté... un amour qu'il ne m'avait jamais accordé. Pas même dans le secret de nos nuits. Cet amour-là était réel, exposé à la vue de tous. Le mien n'avait été qu'une illusion, une arme.
La différence était là, évidente, douloureuse. J'ai compris ce qu'était le véritable amour, et ce qu'était la cruauté déguisée en affection.
Une douleur sourde a commencé dans ma poitrine, si forte qu'elle a éclipsé la brûlure de ma peau.