« Ne les écoute pas, Juliette. Je t'aime. Même si tu ne peux plus jamais utiliser tes mains, je t'aimerai toujours. Je serai tes mains. Nous nous marierons, et je m'occuperai de toi pour le reste de ta vie. »
Chaque mot était un mensonge. Chaque promesse, une insulte. J'étais épuisée par cette comédie.
« Je suis fatiguée, Roderick. Laisse-moi dormir. »
Il est parti. J'ai entendu les infirmières chuchoter dans le couloir.
« Quel homme dévoué. Il ne la quitte pas d'une semelle. Elle a tellement de chance. »
La chance. J'avais envie de rire, ou de vomir.
Il passait ses journées à mon chevet, me lisant des livres, me racontant des histoires, me nourrissant à la cuillère comme une enfant. Sa dévotion était un spectacle pour les autres, une torture pour moi.
Le jour de ma sortie, il n'était pas là. Son père est venu me chercher.
« Roderick a une dégustation très importante à Paris. Il était désolé de ne pas pouvoir être là. »
Une excuse parfaite. J'étais presque soulagée.
Quand la voiture a franchi les grilles du château, mon cœur s'est serré. Une silhouette familière se tenait sur le perron. Carole Green. L'amie d'enfance de Roderick, la fille d'un puissant négociant. Sa prétendante "officielle".
Elle a souri en me voyant dans mon fauteuil roulant. Un sourire qui n'atteignait pas ses yeux.
« Juliette, ma pauvre chérie. Quel terrible accident. Roderick était si inquiet. Il m'a appelée tout de suite, tu sais. Il m'a dit : "Carole, je ne sais pas ce que je ferais si quelque chose arrivait à ma petite sœur". »
"Petite sœur". Le mot était choisi avec soin. Cruel.
Elle a continué, sa voix douce comme du miel empoisonné.
« Il a même annulé notre week-end à Venise pour rester avec toi. C'est un frère tellement merveilleux. »
Je la regardais, et je comprenais. Elle savait. Elle a toujours su.
Le soir, au dîner, Roderick était de retour. Il s'est assis à côté de Carole, lui servant du vin, lui touchant la main, riant à ses blagues. Il lui portait une attention qu'il ne m'avait jamais, jamais montrée en public. J'étais invisible. Une invitée silencieuse à mon propre supplice.
Cette nuit-là, poussée par une douleur que je ne pouvais plus contenir, je me suis levée. Mes jambes tremblaient, mais la rage me donnait une force insoupçonnée. Je suis allée jusqu'à son bureau. La porte n'était pas fermée à clé.
Le bureau était un sanctuaire à sa haine. Sur une étagère, des albums photos. Pas de moi. Des centaines de photos de Carole. Carole enfant, Carole adolescente, Carole femme. Des lettres, des dizaines de lettres d'amour, écrites de sa main.
Et puis, j'ai vu le journal. Son journal intime.
J'ai ouvert une page au hasard. Ma respiration s'est coupée.
« Encore une nuit avec la fille de la catin. Son contact me répugne. Chaque baiser est un effort. Mais je dois continuer. Pour ma mère. Je dois lui faire croire que je l'aime, pour mieux la détruire. »
Je feuilletais les pages, frénétiquement. Chaque mot était plus cruel que le précédent. Il décrivait nos moments d'intimité avec un dégoût clinique. Il se vantait d'avoir saboté une de mes cuvées expérimentales, un vin sur lequel j'avais travaillé pendant des mois, juste pour me faire passer pour une incompétente aux yeux de son père.
La douleur dans mes mains s'est réveillée, violente, insupportable. Les mots dansaient devant mes yeux. J'ai senti mes genoux fléchir. J'ai basculé en arrière, heurtant une petite table. Un vase s'est brisé au sol.
J'ai dû perdre connaissance. Quand j'ai rouvert les yeux, j'étais dans mon lit. Roderick était penché sur moi, son visage une nouvelle fois tordu d'inquiétude.
« Juliette, qu'est-ce qui s'est passé ? Tu as de la fièvre. Tu as dû faire un cauchemar. »
Il a essayé de toucher mon front. J'ai reculé avec horreur.
« Ne me touche pas ! »
Ma voix était un cri étranglé.
« Laisse-moi... Laisse-moi partir. S'il te plaît. »
Il a paru surpris, presque blessé.
« Partir ? Mais où irais-tu dans cet état ? Ne dis pas de bêtises. Nous allons nous marier, je te l'ai dit. Dès que tu iras mieux. On achètera une maison près de la mer. Tu aimes la mer, n'est-ce pas ? »
Le mariage. La maison. Chaque mot était une nouvelle chaîne qu'il essayait de m'attacher. J'ai commencé à trembler, incapable de contrôler les sanglots qui secouaient mon corps.
Il a soupiré, comme si ma douleur n'était qu'un caprice.
« C'est la blessure qui te fait parler comme ça. Repose-toi. Demain, tout ira mieux. »
Non. Rien n'irait plus jamais mieux.