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Clara dans ses pensées observait les convives qui sont installés autour de la table, scintillant sous l'éclat des bougies. Tous dégoulinaient l'argent et la haute société, un monde opulent auquel elle n'appartenait assurément pas. Au contact de ces gens, elle se sentait aussi à l'aise qu'un zèbre hors du troupeau ; et elle n'avait aucune envie de faire l'effort de s'adapter...
John KORE, son patron, n'avait pas lésiné pour étaler la réussite florissante de
sa société, et il recevait ce soir, dans son manoir, quelques grandes figures du
monde des affaires. Soudain, les voix snobs et affectées autour d'elle lui rappelèrent douloureusement les raisons profondes qui motivaient son refus de faire partie d'un monde aussi artificiel.
Elle avait été élevée par un père qui avait vendu son âme pour préserver un train de vie prodigue, dans l'espoir de conserver le respect équivoque d'individus comparables aux invités de ce soir. Il avait fini par sacrifier à cette chimère tout ce qui avait autrefois eu du sens pour lui, en particulier ses valeurs morales. Son talent, sa fortune, sa fierté, sa réputation avaient été gaspillés et avilis au fur et à mesure qu'il avait perdu pied avec la réalité. Il ne lui avait pas fallu longtemps
pour s'enfoncer, au point de ressentir un tel dégoût de lui-même qu'il s'était senti obligé de commettre un geste fatal...
Clara frémit, l'appétit brutalement coupé par ce tragique souvenir ; la nourriture si artistiquement disposée dans son assiette lui parut soudain sans attrait.
Jusqu'à présent, ses différents emplois d'assistante ne lui avaient pas posé trop de problèmes. Mais quelques semaines auparavant, son agence d'intérim l'avait envoyée en mission auprès d'une entreprise de relations publiques, son pire cauchemar !
Refusant d'entendre la petite voix qui s'élevait dans sa tête pour l'adjurer de sortir de là au plus vite, pendant que sa dignité et son honneur étaient encore intacts, Clara croisa résolument le regard de John KORE, assis en face d'elle ; elle lui adressa un sourire destiné à masquer son manque d'enthousiasme.
Elle comprit immédiatement qu'elle venait de commettre une grave erreur : le regard surpris que son patron lui lança en retour était en effet porteur d'une invitation. John KORE s'était sans aucun doute imaginé qu'elle venait enfin de lui donner le feu vert. Comment allait-elle s'en sortir maintenant ? Certes, elle ne souhaitait pas perdre un emploi très bien rémunéré, mais il était hors de question de céder aux avances de son boss pour le conserver.
Quelle guigne que Tess, l'élégante et efficace assistante de John, ait été appelée en urgence au chevet de sa belle-mère mourante ! Sans cela, Clara aurait été tranquillement chez elle où, après avoir troqué ses vêtements de ville pour un confortable survêtement, elle se serait vautrée sur son canapé pour regarder un film. Au lieu de cette perspective apaisante, il avait fallu qu'elle se glisse, non sans mal, dans cette robe de velours noir qui ne lui appartenait pas, trop petite d'au moins une demi taille de sorte que ses seins, trop étroitement emprisonnés, semblaient devoir jaillir à tout moment hors de son corsage.
Pourtant, Clara n'était qu'une intérimaire, qui ne travaillait pas directement avec John KORE. Mais ce dernier avait insisté pour qu'elle remplace Tess et assiste à cette soirée. Il lui avait déclaré en souriant qu'il la trouvait volontaire et talentueuse et que, de toute évidence, elle était destinée à un grand avenir professionnel. Ce discours flatteur signifiait, à en croire sa réputation de Casanova et les mises en garde de ses collègues femmes, qu'il cherchait une occasion de la mettre dans son lit !
Comme une confirmation, Clara sentit un pied déchaussé caresser sa cheville. Elle en tressaillit de surprise et d'indignation, reculant vivement ses jambes à l'abri sous sa chaise. Le rouge aux joues, elle lança un regard furibond à John. Celui-ci ne réagit pas, l'air toujours aussi distingué et dégagé, sûr de son charme. Elle savait déjà qu'il fallait particulièrement se méfier de lui lorsqu'il avait trop bu. Ses penchants de séducteur, déjà naturellement effilés, se trouvaient, à en croire la rumeur, aiguisés par l'alcool.
Mais Clara ne s'était pas attendue qu'il attaque ainsi d'emblée, alors qu'il n'avait encore ingurgité qu'une ou deux coupes de champagne en accueillant
ses convives dans le salon.
Soudain oppressée, elle se leva, en évitant de croiser le regard de John.
- Quelque chose ne va pas, mademoiselle Gérard ? demanda-t-il.
Elle rougit, mal à l'aise. Nonchalamment adossé à son fauteuil Régence, John faisait tourner dans son verre le vin d'un beau rouge rubis que venait de lui verser le serveur. Il dardait sur elle un regard insistant.
- Non, tout va bien, je vous remercie. Je reviens immédiatement.
Clara quitta la table, désemparée et furieuse. Fallait-il vraiment que les autres convives soient officiellement tenus informés du moindre de ses mouvements ? John ferait mieux de s'occuper de la bombasse éblouissante assise à côté de lui et qui n'avait cessé, depuis le début du repas, de l'aguicher. Hélas, il semblait bien que le téléphone arabe disait vrai : il n'avait pas le moindre égard pour les femmes de son âge, aussi belles soient-elles, leur préférant la chair fraîche.
Clara déplora tout à coup de n'avoir que la vingtaine...
Pourquoi donc avait-elle accepté de prendre part à cette comédie ? Elle se retrouvait coincée au milieu de nulle part, dépendant du bon vouloir de son coureur de patron pour être raccompagnée... et encore, pas avant le lendemain selon les informations de Tess ! Elle avait eu tort d'accepter un verre de champagne. Elle ferait mieux désormais de s'abstenir, afin de garder les idées claires.
Cela semblait être la seule façon de conserver sa vertu intacte...
Agacée de ne pas retrouver la salle de bains, qu'elle était pourtant sûre d'avoir trouvée précédemment dans cet interminable corridor, Clara ouvrit une porte au hasard. Elle pénétra alors dans une pièce magnifique, décorée dans des tons vert gris et beige. Une flambée crépitait dans l'immense cheminée en marbre, lui donnant soudain envie de s'installer là jusqu'à ce qu'elle ait retrouvé son calme.
Elle prit le temps d'admirer les beaux tableaux accrochés aux murs et les belles lampes anciennes, diffusant une lumière tamisée qui rendait la pièce très intime.
Rassérénée par ce cadre apaisant, elle inspira profondément ; grave erreur : sa poitrine avait failli jaillir hors du décolleté de sa robe. Quelle idée avait-elle eue d'emprunter cette toilette à Verra? Son amie était bien plus menue qu'elle ! Mais Clara ne possédait aucune tenue de soirée, et l'occasion en exigeait une.
- Quel mets de choix pour ce glouton de John ! fit tout à coup une voix moqueuse. Si j'étais méchant, je dirais : de la confiture au cochon...
Clara se retourna promptement, mortifiée de s'être ainsi laissé surprendre alors qu'elle se croyait seule dans la pièce. Un homme immense était installé devant le feu, dans un fauteuil dont le haut dossier l'avait soustrait à son regard. Instinctivement, elle leva les mains pour cacher son décolleté. L'inconnu la fixait intensément de ses yeux brillants et hypnotiques.
- Qui êtes-vous ?
Elle ne s'en souciait pas vraiment, mais était furieuse que l'inconnu ait placidement présumé qu'elle n'avait qu'une fonction purement décorative voire d'agrément...
- Je constate que vous avez négligé d'apprendre vos leçons, mademoiselle... ?
- Je travaille pour M. KORE, déclara fermement Clara, abasourdie par l'arrogance de son interlocuteur.
- Oh, mais je n'en doute pas ! Même si en vous voyant dans cette robe, je me suis pris à rêver que vous travailliez pour moi !
Embarrassée, elle se sentit rougir jusqu'aux oreilles. Au diable cette maudite robe, et ses propres courbes voluptueuses ! Il serait tellement plus reposant d'être plate comme une limande...
- Excusez-moi si je ne parviens pas à considérer votre commentaire comme un compliment. Il est vraiment peu flatteur d'être perçue comme un simple bibelot, agréable à regarder mais dépourvu d'intelligence.
Elle se mordit la langue pour retenir des paroles beaucoup plus acerbes, se contentant de déclarer :
- Il est grand temps que je retourne à table.
- Encore un instant, je vous prie. Dites-moi au moins votre nom...
- Gérard, répondit-elle machinalement.
L'éclairage de la pièce ne lui permettait pas de voir la couleur exacte des yeux de l'inconnu.
Elle constatait seulement qu'ils brillaient d'un éclat qui la retenait prisonnière : alors qu'elle ne pensait qu'à s'enfuir, elle demeurait immobile sous ce regard hardi.
- Je ne suis ici que pour le travail, balbutia-t-elle enfin. Ce n'est ni le milieu ni le genre de personnes que j'ai l'habitude de fréquenter... Pardonnez ma franchise : je n'avais pas l'intention de vous offenser.
- Vous ne m'avez pas offensé. Par contre, vous pouvez vous flatter d'avoir piqué ma curiosité.
Il s'était levé et se rapprochait d'elle, ce qui ne manqua pas de la rendre nerveuse.
- Il faut vraiment que je vous abandonne.
- Je vous en prie, n'en faites rien !
Soudain, Clara reconnut Paul RONALD, le célèbre génie, devenu également le plus jeune riche de la ville S, classé dans la liste du magazine Forbes à succès. Pas étonnant qu'il ait pu l'accuser d'être mauvaise élève : il n'était rien de moins que l'invité d'honneur de la soirée, dont John venait d'annoncer à table qu'il avait été empêché à la dernière minute.
Alors que faisait-il donc caché dans cette pièce ?...
Clara sentit le rouge lui monter aux joues. John ne manquerait pas d'apprendre qu'elle s'était montrée plutôt impolie avec cet important client potentiel. Il était peu probable qu'il apprécie qu'une vulgaire assistante ait eu l'occasion de faire sa connaissance, et qu'elle se soit permis de le remettre à sa place !
Mais ce qui la perturbait par-dessus tout, c'était que Paul RONALD était encore plus séduisant en chair et en os que sur les photos ou à l'écran.
- A présent, je dois vraiment m'en aller : les autres convives risquent de se demander où je suis passée.
- Je ne doute pas en effet que l'absence d'une femme comme vous ne soit remarquée !
- Je ne voulais en aucune manière vous déranger ; je cherchais les toilettes et je me suis perdue.
- C'est une si grande maison...
Clara retint un soupir. C'était exactement le genre de demeure dans laquelle son père aurait apprécié de pouvoir inviter sa clientèle la plus huppée, des musiciens, des acteurs en vue, des critiques d'art... tous ceux qui lui avaient acheté des tableaux pendant sa courte carrière.
Quant à son minuscule studio à elle, il tiendrait au moins cent fois dans ce manoir.
Tout en se dirigeant vers la porte, Clara renouvela ses excuses.
- Ne vous justifiez surtout pas : tout le plaisir a été pour moi. Peut-être pourriez-vous revenir un peu plus tard, afin que nous fassions plus ample connaissance.
- Non !
La réponse lui avait échappé, plus abrupte qu'elle ne l'aurait voulu. Mais la façon dont Paul RONALD la dévisageait de ses yeux rieurs, son beau visage aux traits vifs la déstabilisaient. Pourvu qu'il ne raconte pas à John la façon dont ils s'étaient rencontrés ! Son patron avait beau vouloir la mettre dans son lit, il n'apprécierait certainement pas du tout qu'elle ait pu se montrer discourtoise avec une relation aussi prestigieuse.
- Je vous prie de m'excuser, répéta-t-elle nerveusement en se glissant hors de la pièce.