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Noryan ne dormait jamais vraiment. Même lorsque les lampes s'éteignaient et que les rues s'emplissaient de brume, la cité basse continuait à vivre, à vibrer, à murmurer. Des souffles de vapeur s'échappaient encore des grilles souterraines, des voix passaient entre les murs comme des échos égarés, et les pas pressés des ombres laissaient sur les pavés des traces plus lourdes que celles des vivants.
C'était dans cette ville fendue, à la frontière de la lumière et du silence, que vivait Sareth.
Ou plutôt : c'était là qu'il survivait.
Il ne connaissait pas son âge exact. On lui avait dit un jour qu'il avait vu quinze hivers. Un autre, dix-sept. Cela n'avait pas d'importance. Le temps n'avait pas la même densité dans les bas-fonds. Il ne s'y comptait pas en jours, mais en nuits. Pas en saisons, mais en chutes.
Il dormait rarement. Et quand il le faisait, c'était toujours le même rêve.
Une chambre d'ombre, sans fenêtre, sans porte. Et en face de lui, une silhouette. Identique à lui-même. Mais inversée. Comme un reflet sans miroir. Elle lui parlait. Mais ses lèvres ne bougeaient pas.
- Tu n'es pas seul, disait-elle. Tu es double. Tu es brisé.
Il se réveillait toujours au même moment, en sueur, le souffle court, le cœur battant comme s'il avait couru toute la nuit.
Et pourtant, il ne fuyait pas.
Pas vraiment.
Sareth vivait dans les ruelles de la Tranchée, un quartier oublié de la Cité Basse, entre les usines de cendres et les canaux morts. Il connaissait chaque recoin. Chaque passage. Il savait où trouver de l'eau qui ne tuait pas, quels murs étaient creux, et quels toits portaient encore le poids des souvenirs.
Il ne parlait à personne.
Les autres le laissaient tranquille. On disait qu'il portait une malédiction. Qu'il murmurait des choses à voix haute. Qu'il regardait des coins vides et souriait comme à de vieux amis invisibles.
On disait aussi qu'il ne saignait pas quand on le frappait.
C'était faux.
Il saignait. Mais en dedans.
Il avait une cache, dans un ancien théâtre effondré. Sous la scène, entre les poutres calcinées et les rideaux déchirés, il avait aménagé un espace pour respirer.
Il y cachait peu de choses : un vieux livre aux pages arrachées, un couteau de bois gravé de symboles qu'il ne comprenait pas, une perle noire qu'il avait trouvée dans une bouche d'égout. Et une pierre. Lisse. Rouge sombre. Froide comme la nuit.
Cette pierre, il ne savait pas d'où elle venait. Il l'avait un jour trouvée dans sa main, au réveil. Elle ne brillait pas. Elle ne chantait pas. Mais quand il la tenait, le monde se calmait. Comme si les murs retenaient leur souffle.
Il l'appelait : l'Œil de l'Autre.
Un soir, alors qu'il arpentait les toits en quête de sommeil, il sentit une vibration dans l'air. Subtile. Presque rien. Mais réelle.
Il s'arrêta.
Le ciel était couvert, mais une lumière pâle semblait se glisser entre les nuages, comme une promesse que personne n'avait faite.
Il se tourna vers le nord.
Et l'entendit.
Une note.
Unique.
Longue.
Comme un souvenir oublié qui revenait sans prévenir.
Il ferma les yeux.
Et l'ombre parla.
- Ils sont en marche.
Il ne posa aucune question. Il n'avait jamais eu besoin d'explications.
L'Autre savait.
L'Autre était lui. Et pourtant, différent. Il vivait dans ses gestes, dans ses doutes, dans les recoins de son regard. Il apparaissait parfois dans les reflets de l'eau, ou sur le verre brisé des lanternes. Il parlait sans voix. Mais ses mots étaient toujours vrais.
Ce soir-là, il dit :
- Tu dois partir.
Sareth hocha la tête.
Il ne demanda pas où. Ni pourquoi.
Il prit la pierre. Le couteau. Et partit.
Il traversa la ville sans se cacher.
Les ombres le reconnurent.
Personne ne le salua, mais certains baissèrent les yeux.
Un vieil homme, assis sur un banc de métal, lui tendit un fruit noir sans rien dire.
Une enfant lui murmura : « Tu les rejoins, hein ? »
Il ne répondit pas.
Il passa la Porte Oubliée avant l'aube.
Et ne revint jamais.
Les premiers jours, il marcha sans destination claire. Il suivait le bruit du vent. Les ruptures dans le sol. Les zones de silence.
Il savait que quelque chose l'attendait.
Quelqu'un.
Ou peut-être plusieurs.
Les rêves devinrent plus denses.
Il ne voyait plus la chambre d'ombre. Il voyait maintenant une vallée, un arbre, et quatre silhouettes. Toujours les mêmes. Mais floues.
Et l'une d'elles, toujours, se tournait vers lui.
Et disait :
- Tu es l'oublié. Mais pas le dernier.
Un matin, il trouva une marque dans le sable.
Un cercle gravé, avec trois lignes.
Le Symbole du Phénix.
Il sourit.
L'Autre en lui sourit aussi.
- C'est là, dit-il.
Et ils marchèrent ensemble.
Vers l'éveil.
Vers le feu.
Vers les autres.