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Il pleuvait dans la Vallée des Pierres Fendues. Une pluie fine, persistante, qui tombait en silence, comme si elle s'excusait d'exister. Chaque goutte glissait sur les arêtes tranchantes des roches dressées, dessinant des veines d'argent sur leur peau noire. C'était une pluie ancienne, lourde d'échos.
Au centre de cette vallée, un homme se tenait seul, le dos droit malgré le vent. Il portait une cape de toile usée, rapiécée par endroits. Une hache ébréchée était plantée dans le sol à ses pieds. Il fixait devant lui un cercle de pierres écroulé, à demi enseveli sous la mousse et les cendres. Des fragments de runes s'effaçaient lentement sur les dalles fendues.
Thäros n'avait pas pleuré depuis longtemps. Mais aujourd'hui, il sentait quelque chose au creux de sa gorge. Pas des larmes. Plus profond. Une fissure.
Ce lieu était tout ce qu'il lui restait. Le dernier sanctuaire de ce qu'il avait été.
Il avait été un Veilleur. Un Gardien du Cercle.
Il y avait des années de cela - ou des siècles, semblait-il - il avait prononcé les mots. Il s'était tenu debout sous le feu du Chant, et la lumière l'avait choisi. Pas pour sa force. Pas pour sa sagesse. Mais parce qu'il portait la mémoire. Parce qu'il entendait ce que d'autres ne voulaient plus écouter.
Il avait juré fidélité à l'Accord. À la Voix commune. À la trame invisible qui liait le monde au feu.
Et il avait échoué.
Il revoyait encore la nuit de la rupture.
Ils étaient douze, réunis en cercle, les paumes tournées vers l'intérieur, chacun chantant sa note. Le feu dansait au centre, vibrant au rythme de leur souffle.
Puis le Chant avait changé.
Une dissonance. Une note étrangère. Une fracture sonore qui avait percé la lumière comme une lame.
Thäros avait crié.
Les autres s'étaient figés.
Puis l'un d'eux, Iovan, s'était effondré. Ses yeux vidés. Sa voix envolée.
Et le cercle s'était rompu.
Il avait fui.
Non par lâcheté. Mais parce qu'il avait vu quelque chose dans le feu. Une forme. Un œil. Une silhouette qui ne devait pas être là.
Et dans son cœur, un mot s'était gravé :
Trahison.
Mais il ne savait pas de qui.
Ou envers quoi.
Depuis, il errait.
Il dormait peu. Mangeait à peine. Il écoutait. Les pierres, les arbres, les brumes. Il cherchait une résonance. Quelque chose qui lui dirait qu'il n'était pas le dernier.
Ce matin-là, dans la Vallée des Pierres Fendues, il sentit un frisson.
Il posa la main sur la pierre centrale.
Elle était tiède.
- Tu n'as pas été oublié, murmura-t-il.
Et la pierre vibra faiblement.
Il se redressa.
Quelqu'un approchait.
Pas un ennemi. Pas un frère.
Un écho.
Il le sentit avant de le voir.
Un jeune homme, silhouette fine, les cheveux emmêlés par le vent. Un regard lourd de fuites et de silences. Kaël.
Puis une fille, aux pas souples, les yeux clairs. Liora.
Et un autre, plus loin. Une ombre mouvante. Sareth.
Ils s'arrêtèrent à la lisière du cercle.
Thäros ne parla pas tout de suite.
Il les observa.
Il vit le feu en Kaël. Pas encore contrôlé, mais là. Vivant. Ancestral.
Il sentit les résonances en Liora. Les échos multiples d'âmes qui la traversaient.
Et Sareth... lui était différent. Il ne portait pas une flamme, mais une faille. Une porte ouverte sur autre chose.
- Vous êtes venus, dit Thäros.
Kaël s'avança.
- On nous a appelés. Sans mots. Sans noms.
Thäros acquiesça.
- Le Chant vous a trouvés.
Liora murmura :
- Vous êtes un Gardien, n'est-ce pas ?
Il ferma les yeux un instant.
- Je l'ai été.
- Et maintenant ?
Il soupira.
- Maintenant, je veille. Mais plus sur le feu. Sur la fracture.
Ils s'assirent autour du cercle brisé.
La pluie avait cessé.
Le silence s'installa, épais, dense, mais habité. Chacun sentait qu'il n'était plus seul. Qu'un fil invisible les reliait.
Thäros prit une pierre et grava un nouveau symbole sur la dalle.
Un cercle. Quatre points. Un trait brisé au centre.
- Il reste une Porte, dit-il. Une seule. Au nord-est, entre les falaises. Elle est close depuis l'époque des Premiers Feux.
- Et derrière ? demanda Kaël.
Thäros fixa la brume.
- Ce que vous devez devenir.
Ce soir-là, autour du cercle, ils parlèrent peu. Mais quelque chose naquit.
Une entente sans mot. Une reconnaissance.
Ils ne savaient pas encore pourquoi ils étaient là. Ni ce qui les liait. Mais ils savaient que cela dépassait chacun d'eux. Qu'ils étaient fragments d'un tout oublié.
Les cendres se remettaient à vibrer.
Et dans l'ombre, une flamme attendait.