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Le vent du matin avait un goût de poussière et de sang. Dans les plaines ocres de l'est de Syenrhal, les dunes s'étendaient comme les rides d'un géant endormi. Le ciel, laiteux, baignait le monde d'une lumière sans orientation claire : ni jour, ni nuit, ni aurore. Juste une clarté immobile, suspendue, comme si quelque chose retenait le temps d'avancer.
Kaël courait.
Il ne savait plus depuis combien de temps. Ses bottes, déchirées, s'ouvraient à chaque foulée comme des gueules lassées de l'effort. Le sable collait à ses jambes, à sa nuque, à ses cils. Ses mains saignaient, griffées par les rocailles. Sa gorge brûlait.
Mais il ne s'arrêtait pas.
Derrière lui, les Veilleurs criaient encore. Des éclats brefs, secs, sans nom. Il n'avait pas vu leurs visages, seulement la marque noire qu'ils portaient sur le front, semblable à une cicatrice verticale, comme un œil fermé. Ils ne couraient pas. Ils suivaient. Calmement. Comme s'ils savaient qu'il finirait par tomber.
Kaël trébucha. Une pierre, peut-être. Ou sa propre fatigue.
Il s'effondra sur le sol.
Un goût métallique remplit sa bouche.
Il voulut se relever, mais ses bras ne répondirent pas. Tout tournait autour de lui. Le ciel. Le sable. Le monde.
Puis il y eut une voix.
Pas réelle. Pas extérieure. Une voix à l'intérieur de lui. Ancienne. Grave. Ni homme ni femme.
« Tu n'as pas fui. Tu as été appelé. »
Il ouvrit les yeux.
Le monde avait changé.
Ou plutôt, c'était le silence qui avait changé. Ce n'était plus celui de la peur ou de la fuite. C'était un silence habité. Présent. Comme si la terre retenait son souffle.
Une silhouette se tenait au-dessus de lui.
Une jeune fille. Pas beaucoup plus âgée que lui. Quinze ? Seize ans peut-être. Sa peau était pâle, presque translucide. Ses yeux - c'était cela qui le frappa d'abord - étaient comme des lacs liquides, d'un gris profond où dansaient des lueurs bleutées.
Elle pencha la tête.
- Tu l'as entendu, toi aussi ?
Kaël voulut parler. Aucun son ne sortit.
Elle s'agenouilla, posa la main sur son épaule.
Le contact était léger, mais intense, comme un feu froid.
- Tu portes quelque chose, dit-elle. Ça résonne. Là.
Elle montra sa propre poitrine.
Kaël hocha faiblement la tête.
Ils restèrent là un moment, sans parler. Le vent s'était calmé. Les Veilleurs ne venaient plus. Ou bien ils avaient renoncé. Ou peut-être n'avaient-ils jamais eu l'intention d'attraper Kaël. Peut-être qu'ils attendaient qu'il arrive ici. Précisément ici.
- Je m'appelle Liora, dit la fille.
Elle ne tendit pas la main. Ce n'était pas une salutation. C'était une reconnaissance.
Kaël rassembla ses forces.
- Moi... Kaël.
Elle acquiesça.
- Je sais.
Ils trouvèrent un abri dans une anfractuosité rocheuse, à demi ensevelie. Une ancienne station d'écoute, peut-être. Des fragments de mécanismes rouillés, des fresques à demi effacées, des marques laissées par d'anciens occupants. La structure semblait avoir survécu à des siècles d'oubli.
À l'intérieur, le silence était plus dense encore. Un silence qui vibrait.
- Ce lieu connaît le Chant, murmura Liora.
Kaël ne comprenait pas tout, mais il sentait. Quelque chose. Une tension dans l'air. Une attente.
- Tu viens d'où ? demanda-t-il.
Elle haussa les épaules.
- D'un temple. Très loin d'ici. Ils disent qu'il n'existe plus. Mais je m'en souviens. À moitié.
Elle s'assit contre le mur. Sa voix se fit plus basse.
- Ils m'ont appris à écouter. Les cendres, les pierres, l'eau. Mais surtout ce qui est en-dessous. Les échos.
Kaël l'observait. Elle n'était pas comme les autres. Pas comme ceux qu'il avait connus dans les campements, ni ceux des routes. Elle parlait avec lenteur, comme si chaque mot portait une charge.
- Et toi ? demanda-t-elle.
Il détourna les yeux.
- Je viens d'un village sans nom. Aux frontières de Rien. Je ne savais même pas ce qu'était un Chant. Jusqu'à ce que...
Il s'interrompit.
Liora le regardait. Elle n'insista pas.
- Tu l'as entendu en toi ?
Il hocha la tête.
- Un feu. Mais pas comme une flamme. Plutôt... comme une voix. Qui attendait.
- Oui, dit-elle. Moi aussi.
Ils passèrent la nuit dans la caverne.
Kaël rêva.
Il vit un arbre calciné, au sommet d'une montagne nue. Autour, le ciel était noir. Sous l'arbre, une silhouette l'attendait. Il ne pouvait pas en voir le visage, mais il la connaissait. C'était lui. Ou une autre version de lui. Il tendit la main. Un éclair frappa l'arbre. L'écorce brûla. Des cendres montèrent en spirale.
Puis il se réveilla.
Liora était déjà debout. Elle regardait le mur.
- Regarde, dit-elle.
Il s'approcha.
Des symboles apparaissaient lentement sur la roche. Gravés à même la pierre, mais invisibles avant. À la lumière du matin, ils pulsaient.
« Lorsque la lumière s'efface, écoute les cendres : elles savent encore chanter. »
Kaël murmura les mots.
Et quelque chose en lui répondit.
Ce fut le début.
Ils ne le comprenaient pas encore. Mais quelque chose avait changé.
Un feu s'était rallumé. Une trace. Une résonance.
Ils quittèrent la caverne en silence, marchant côte à côte.
Vers l'ouest.
Vers l'endroit où tout allait converger.
À plusieurs kilomètres de là, une autre silhouette avançait dans les ombres. Elle n'avait ni nom ni but. Elle portait un manteau long, rapiécé, et marchait comme quelqu'un qui fuyait un souvenir.
Mais elle aussi avait entendu le Chant.
Elle aussi était un éclat.
Un éclat du silence.