/0/24656/coverbig.jpg?v=e4f4824e5110e8ecfa13a53662cdf454)
Le rêve revenait toujours de la même manière.
Une mer d'ombre, sans rive ni fond. Un arbre nu, dressé comme une lance au milieu de rien, ses branches calcinées tendues vers un ciel sans lumière. Et à ses pieds, une silhouette.
Chaque nuit, Liora s'approchait un peu plus de cette forme. Chaque nuit, elle se sentait aspirée par ce vide qui pourtant ne la terrifiait pas. Il y avait dans cette obscurité une tendresse étrange, comme un chant ancien oublié, murmuré d'une voix qu'elle aurait reconnue si elle avait osé l'écouter jusqu'au bout.
Mais le rêve se brisait toujours au même moment : lorsqu'elle tendait la main, la silhouette levait les yeux, et tout devenait flamme.
Elle s'éveilla en sursaut, le souffle court.
Le temple était silencieux.
Elle resta un instant allongée sur sa paillasse, les bras croisés sur la poitrine, les yeux rivés au plafond noirci par les siècles. L'air était frais, presque humide, imprégné de l'encens brûlé la veille. L'odeur des cendres flottait encore, fine et sèche.
Dans la pénombre, les colonnes veillaient comme des géants endormis. Chaque colonne portait le nom d'une Gardienne. Des femmes mortes depuis si longtemps que même leurs chants avaient été oubliés.
Liora se leva sans bruit.
Elle traversa la salle des Voiles, celle où les novices n'avaient pas le droit de s'attarder. Les tentures grises frémissaient à son passage, comme si elles murmuraient des secrets à sa peau.
Tout ici avait été conçu pour taire. Taire les voix, taire les douleurs, taire la mémoire.
Mais Liora avait toujours entendu plus que ce qu'on disait.
Elle s'arrêta devant le mur du fond.
Un mur de cendres.
Il n'avait rien d'imposant. Juste une surface grise, rugueuse, plane. Les novices devaient le balayer chaque matin sans jamais le fixer. Car sous la couche de poussière, disaient les Matriarches, reposaient les paroles interdites.
Liora tendit la main.
Ses doigts effleurèrent la surface.
La cendre colla à sa peau. Et sous cette fine couche, elle vit apparaître un mot. Un seul. Net. Gravé à même la pierre.
Feu.
Puis un autre, plus bas.
Écoute.
Puis une phrase entière, cachée sous les strates du silence :
Lorsque la lumière s'efface, écoute les cendres : elles savent encore chanter.
Liora recula d'un pas. Un frisson parcourut son dos.
Elle connaissait ces mots. Elle les avait entendus dans son rêve, murmurés par la silhouette sous l'arbre.
Elle les avait entendus en elle.
Les portes du sanctuaire s'ouvrirent d'elles-mêmes dans un soupir.
Dehors, la brume couvrait encore les jardins suspendus. La lumière de l'aube s'y glissait comme une main hésitante, caressant les feuillages d'un éclat fragile.
Liora marcha lentement.
Chaque pas résonnait comme une note isolée. Chaque pierre semblait se souvenir de ses pieds nus.
Elle atteignit la Vasque des Premières. Un bassin d'eau claire, entouré de statues dont les yeux avaient été effacés depuis des générations. On disait que les Premières Gardiennes s'étaient noyées là volontairement, pour porter leur chant au fond du monde.
Liora s'agenouilla. Regarda son reflet.
Ce qu'elle vit ne la rassura pas.
Son visage semblait plus ancien. Ses yeux plus clairs. Et autour d'elle, l'eau vibrait.
- Tu n'as pas dormi, dit une voix derrière elle.
Elle se retourna. C'était la Matriarche Asven. Fine, droite, la peau sillonnée de rides comme un parchemin ancien. Son regard, pâle comme le givre, la traversait sans la voir.
- Je... ai rêvé, murmura Liora.
Asven s'approcha. Elle portait la robe des cérémonies du Silence, tissée de fibres d'écume et d'ombre. Une odeur d'herbes sèches l'accompagnait.
- Tu rêves trop, dit-elle.
Puis, plus bas :
- Tu entends encore, n'est-ce pas ?
Liora baissa les yeux.
- Oui.
Asven soupira.
- Tu n'aurais jamais dû survivre. Quand nous t'avons trouvée, tu étais brûlée. Tu ne pleurais pas. Tu chantais.
Liora frissonna. C'était vrai. Elle n'avait pas de souvenir clair, mais le feu lui parlait. Depuis toujours.
- Tu ne peux plus rester, dit Asven.
Et ce fut tout.
Pas d'explication. Pas de colère. Juste une certitude nue, irrévocable.
Quand Liora quitta le temple, personne ne la suivit. Personne ne pleura. C'était ainsi.
Les enfants du feu n'ont pas de foyer. Pas de tombe.
Elle marcha sans se retourner. Les mots de la pierre vibraient encore en elle. Les cendres sous ses doigts. L'eau de la vasque. La flamme qui sommeillait.
Le Chant.
Elle voyagea seule pendant des jours.
Parfois, elle s'arrêtait dans des ruines. Des lieux oubliés. Des autels brisés. Et partout, elle retrouvait les mêmes symboles : des spirales, des cercles, des traces de feu.
La Voix l'appelait.
Elle l'entendait surtout la nuit. Quand le vent se calmait. Quand la terre respirait. Une mélodie fragile, faite de silences entre les sons.
Une fois, dans une grotte creusée à flanc de falaise, elle vit un oiseau dessiné sur la roche.
Un oiseau en feu.
Le Phénix.
Et sous lui, gravé à la pointe d'un cristal : Ceux qui l'écoutent n'oublient jamais.
Elle resta là jusqu'au matin.
Et repartit.
Elle rencontra Kaël dans une vallée sans nom, au croisement de deux courants invisibles.
Elle sut, en le voyant, qu'il portait le même feu. La même fracture.
Ils ne parlèrent pas beaucoup.
Ils n'avaient pas besoin.
Quelque chose les liait déjà. Une résonance. Un éclat commun.
Et lorsque, la nuit venue, elle ferma les yeux, elle ne vit plus l'arbre calciné. Elle vit deux silhouettes. Marchant ensemble.
Vers quelque chose d'oublié.
Mais pas perdu.