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- *Je veux toute la documentation sur les holdings Black entre 2003 et 2009.*
Ma voix claque contre les murs de pierre de l'ancienne aile transformée en bibliothèque privée. Thomas, l'assistant personnel de Damien, sursaute, les mains encore sur un classeur. Il m'observe, hésite.
- Madame... ce sont des archives confidentielles.
- Je suis sa femme. Officiellement. Et légalement. Si vous préférez que ce soit Damien qui découvre que vous me refusez l'accès...
Je n'ai pas besoin de finir ma phrase. Il blêmit légèrement et m'indique une étagère dissimulée derrière un panneau coulissant. Les dossiers sont là. Des années de chiffres, de rapports d'acquisitions, de procès-verbaux, classés avec une précision clinique. Je le congédie d'un signe de main, et dès que la porte se referme, mes doigts se mettent à fouiller fébrilement.
*Où est-ce que tu t'es glissée, maman ?*
Je tombe sur un rapport d'évaluation daté de 2007. Le logo de la société de ma mère trône sur la couverture : Auralys Corporation. La page suivante m'arrache un frisson. En bas, en rouge, une annotation manuscrite : *"Recommandation : rachat stratégique – risque d'effondrement volontaire – cible : isoler Clara M."*
Clara M. Clara Morane. Ma mère.
Je n'ai pas besoin d'être experte pour comprendre ce que je tiens entre les mains : c'est un ordre d'assassinat économique. Son entreprise n'est pas tombée par hasard. Elle a été visée. Démantelée. Détruite. Et dans le coin droit du document, le cachet de validation porte une signature reconnaissable entre mille.
**Damien Black.**
Je reste là, incapable de respirer, les doigts crispés sur le papier. Mon cœur cogne contre ma poitrine comme s'il voulait s'échapper. Je ne sais pas ce que je ressens exactement. Trahison ? Haine ? Peur ? Tout en même temps, comme un mélange acide.
Mais je ne pleure pas.
Je range le document dans la doublure de ma veste et sors de la pièce sans faire de bruit.
La nuit tombe, mais je ne trouve pas le sommeil. Le document est là, sous mon oreiller, comme une lame invisible. Je tourne, encore et encore, et à chaque fois que je ferme les yeux, le nom de Damien me hurle dans le crâne.
Vers trois heures du matin, un cri déchire le silence.
Je me redresse d'un bond.
Encore un hurlement. Court. Brutal. Étouffé.
Je sors de ma chambre, pieds nus, sans réfléchir, et traverse le couloir. La porte de Damien est entrouverte. Je m'approche. Il est allongé, les draps en vrac, le torse nu, trempé de sueur. Il s'agite, marmonne, suffoque. Ses lèvres tremblent.
- *Non... Clara, ne... ne fais pas ça...*
Je reste figée. Ce n'est pas moi qu'il voit. C'est elle.
Ma mère.
Je m'approche lentement, comme on s'approche d'un animal blessé. Il se débat, ses muscles tendus sous la peau. Il respire trop vite.
- Damien, murmuré-je.
Il ne réagit pas. Son visage est crispé, déformé par une terreur qui ne lui ressemble pas. Je pose une main sur son épaule.
Il ouvre brusquement les yeux. Pris de panique. Son regard me traverse. Il me saisit le poignet avec une force brutale.
- *Je t'ai dit de ne pas signer, Clara !*
- Damien ! Ce n'est pas elle. C'est moi. C'est moi, calme-toi.
Il respire fort. Son regard se trouble. Puis il me relâche, d'un coup, comme s'il venait de réaliser.
Il se redresse, essoufflé, le dos contre le mur, évitant mon regard.
- Tu as fait un cauchemar, dis-je doucement.
Silence. Il passe une main sur son visage, puis dans ses cheveux, comme s'il voulait arracher quelque chose de son propre crâne.
- Pourquoi est-ce que tu as dit son nom ?
Il ne répond pas.
- Tu l'as connue. Bien plus que tu ne me l'as dit.
Il hoche la tête, lentement.
- Elle ne méritait pas ce qui lui est arrivé, murmure-t-il.
Je retiens ma colère, mais mes poings se ferment.
- Alors pourquoi tu as signé sa destruction ?
Il ferme les yeux. Longuement. Et quand il les rouvre, c'est un autre homme. Pas le milliardaire inébranlable. Pas le monstre manipulateur. Un homme fatigué. Épuisé. Brisé.
- Je l'aimais, souffle-t-il. Et c'est pour ça que je l'ai trahie.
Ses mots me claquent au visage.
- Tu l'aimais ?
Il acquiesce. Son regard est flou. Détaché de la réalité.
- Elle savait dans quoi elle entrait. Elle savait que le monde dans lequel on évoluait n'était pas fait pour les faibles. On était jeunes, arrogants. Elle voulait tout contrôler, moi aussi. On s'est détruits en pensant se protéger.
Je recule d'un pas. Une partie de moi veut hurler, l'accuser. Mais une autre... cette autre part que je ne comprends pas encore... hésite.
- Et moi, Damien ? Tu fais quoi de moi dans ce théâtre tordu ? Je suis un pion ? Une vengeance ? Ou un rappel vivant de ce que tu as perdu ?
Il lève enfin les yeux vers moi. Et cette fois, ils sont clairs. Vraiment clairs. Sans jeu. Sans masque.
- Tu es la seule erreur que je ne sais pas comment réparer.
Je reste là, figée. Incapable de répondre. Quelque chose dans sa voix me touche. Me bouscule.
Mais je n'ai pas le droit d'être touchée. Pas après ce que j'ai découvert. Pas après ce que ma mère a perdu.
- Repose-toi, dis-je, la gorge nouée. On reparlera demain. Ou jamais.
Je m'éloigne. Je sens son regard me suivre jusqu'à la porte. Mais il ne dit rien. Il ne me retient pas.
Dans le couloir, mes jambes tremblent. J'ouvre ma main. Le papier que j'avais gardé toute la soirée est froissé dans mes doigts.
Je ne sais plus s'il est le monstre que je dois fuir... ou l'homme que je dois comprendre.