Il n'a pas esquissé un seul sourire. Pas même un rictus. Son costume noir est taillé au millimètre. Sa montre vaut probablement plus que l'appartement entier où j'ai grandi. Et ses yeux... ils sont vides. Pas d'agacement, pas de satisfaction. Rien qu'un gouffre d'indifférence.
- Bienvenue dans la famille, mademoiselle, dit-il d'une voix posée, presque mécanique.
Je déglutis avec difficulté. Il ne m'a même pas regardée.
- J'imagine que c'est « madame » maintenant.
Un silence glacé suit mes mots. Son regard monte lentement jusqu'au mien. Et pour la première fois, nos yeux se croisent. Mon cœur rate un battement. Il ne regarde pas, il dissèque.
- Le nom change. Pas la nature du contrat, dit-il finalement. Deux ans. Ni plus, ni moins. Et pendant ce temps, vous remplirez vos obligations.
Je me raidis.
- Vous parlez de moi comme d'un meuble, ou d'un bien loué.
- Ce serait flatteur pour un meuble. Au moins, lui, ne parle pas.
Mon père toussote. Un rappel que je ne suis pas seule. Que je suis vendue devant témoin. Je sens la honte monter en moi, acide et brutale. Mais je ne cèderai pas. Pas devant lui. Pas devant cet homme dont le nom fait trembler les marchés et qui me regarde comme une statistique dans son tableau de bord.
Je me lève lentement. Je voudrais claquer la chaise, mais je me retiens. La dignité. Il ne me reste plus que ça.
- Le mariage est prévu dans trois heures, dit Damien sans lever les yeux. On vous enverra une styliste. Faites en sorte d'être prête.
Il quitte la pièce comme on ferme un dossier classé « Affaires réglées ».
Mon père soupire.
- Je suis désolé, murmure-t-il.
Je me tourne vers lui, la gorge serrée.
- Non. Tu es soulagé. C'est différent.
Il baisse les yeux.
- Tu ne comprends pas, Éliana... L'entreprise, ta mère... tout s'effondrait. Il a été le seul à proposer une solution.
- Tu veux dire un marché. Pas une solution.
Il ne répond pas. Il n'y a rien à répondre. Je suis le prix de sa liberté.
Je n'avais jamais mis les pieds dans une suite aussi luxueuse. Le miroir devant moi fait deux mètres de haut, et pourtant je ne me reconnais pas dans le reflet.
Robe ivoire, bustier satiné, perles cousues à la main. On dirait que je vais jouer dans un film. Mais il n'y a pas de script. Pas de réalisateur. Juste une cérémonie, une promesse que je ne veux pas faire, et un homme que je ne connais pas... mais qui détient désormais les clés de mon destin.
- Vous êtes prête ? me demande la styliste, une femme douce nommée Ingrid.
Je hoche la tête. Je ne suis pas prête. Je ne le serai jamais. Mais j'avance.
Les couloirs du manoir Black sont silencieux, presque solennels. Tout a été organisé dans la plus grande discrétion. Pas de famille, pas d'amis. Juste des témoins légaux, un avocat, un prêtre privé, et une poignée de photographes triés sur le volet.
Quand j'entre dans la grande salle, je sens le monde se figer autour de moi.
Et puis je le vois.
Damien Black, droit comme un roc, vêtu d'un costume noir aux reflets anthracite. Il ne sourit pas. Il ne bouge pas. Son regard se plante sur moi avec la même intensité clinique que tout à l'heure.
Un frisson me parcourt. Ce n'est pas un homme. C'est une forteresse. Et je suis la prisonnière qu'on enferme derrière ses murs.
Le prêtre commence à parler. Je ne l'écoute pas. Mon cœur bat trop vite. Je fixe mes mains tremblantes, le bouquet trop lourd dans mes doigts, les mots qui s'approchent, inéluctables.
- Damien Alexander Black, acceptez-vous de prendre Éliana Rose Martel pour épouse, selon les termes du contrat signé entre vos deux familles ?
Il ne bouge pas. Pas une ride sur son visage.
- J'accepte.
Sa voix est une lame.
Le prêtre se tourne vers moi. Mon estomac se contracte.
- Éliana Rose Martel, acceptez-vous...
- J'accepte, dis-je avant qu'il ne termine.
Je n'avais pas le choix. Pas vraiment.
- Vous pouvez échanger les alliances.
Il glisse la bague à mon doigt. Un anneau froid, presque lourd, serti d'un diamant discret. Il ne tremble pas. Pas une seconde d'hésitation. Moi, je dois respirer deux fois avant de faire de même. Quand je touche sa main, sa peau est glacée. Il ne me regarde même pas.
- Vous êtes à présent unis par les liens du mariage.
Il n'y a pas d'applaudissements. Pas de félicitations. Juste un silence. Un gouffre.
Je lève les yeux vers lui. Et c'est là que je le vois. Le regard.
Un instant. Fugace. Comme une décharge électrique.
Il me regarde. Pour la première fois vraiment. Et dans ce regard, il n'y a ni tendresse ni désir. Juste une alarme. Un avertissement.
Quelque chose me dit que je ne connais rien de cet homme. Et que si je reste, je vais brûler.
Mais je suis déjà sa femme.
Dans la voiture, le silence est pesant. Nous sommes seuls. Un chauffeur conduit. Derrière nous, Paris s'éloigne.
Je finis par briser la glace.
- Vous n'avez même pas fait semblant.
- À quoi bon ? Ce n'est pas une comédie.
- Non, juste un mariage.
Il tourne légèrement la tête vers moi.
- Vous croyez encore aux contes de fées, Éliana ?
- Non. Je crois en la décence. Et au respect.
Il esquisse enfin un sourire. Un sourire sans chaleur.
- Vous allez devoir apprendre que dans mon monde, le respect n'est pas donné. Il se gagne.
Je me détourne, choquée par sa froideur.
- Vous auriez pu choisir n'importe qui. Pourquoi moi ?
Il marque une pause. Puis :
- Parce que vous étiez la seule dont le père était assez désespéré pour accepter.
Je ravale ma salive. C'est pire que ce que j'imaginais.
- Et vous ? Qu'est-ce que vous gagnez ?
Son regard s'assombrit.
- Le silence sur une affaire que vous ne comprendrez jamais. Et l'illusion d'un mariage pour calmer mes actionnaires. Voilà ce que vous êtes : une variable utile dans une équation plus vaste.
Je détourne les yeux vers la fenêtre. Les lumières de la ville disparaissent peu à peu. Je ne sais pas où il m'emmène. Je ne sais pas qui il est. Mais je sais une chose :
Je viens de vend re ma liberté à un homme qui ne croit ni en l'amour, ni en la pitié.
Et la clause du contrat me l'interdit : je ne peux pas partir avant deux ans.
Deux ans avec lui.
Deux ans à survivre.
Deux ans à comprendre qui est vraiment Damien Black... et pourquoi son regard m'a glacée jusqu'à l'âme.