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Un mois et deux semaines s'étaient écoulés depuis que la mort avait ravi Kerlin à la vie. Astrale, sa veuve endeuillée, nourrissait encore le projet de quitter Ruuga pour Lèpre, cette cité lointaine où elle espérait rebâtir sa vie avec sa fille Rhilane. Mais hélas, ce départ tant espéré se heurta aux réalités de l'existence. Rhilane, scolarisée au village, y trouvait encore une part d'ancrage, et Astrale ne voulait pas lui imposer un déracinement brutal.
Mais à Ruuga, les rumeurs, telles des ronces, commençaient à s'enrouler autour de sa mémoire. Les langues mauvaises s'agitaient dans les ténèbres, chuchotant des soupçons atroces : « C'est elle qui a vendu l'âme de son mari au diable, pour la richesse, pour le pouvoir ! » disaient-ils. D'aucuns l'accusaient même d'avoir sacrifié Kerlin pour hériter librement de ses biens et mener une vie sans entraves avec leur unique enfant.
On lui reprochait tout : de n'avoir eu qu'un enfant, de n'avoir engendré qu'une fille, et non un héritier mâle ; on l'affublait de noms infâmes – sorcière, diablesse, prostituée. On insinuait qu'elle avait troqué sa fertilité contre l'opulence. Elle, Astrale, qui avait tant pleuré l'homme de sa vie, se voyait désormais traînée dans la boue, jugée, reniée, rejetée.
Pourtant, les anciens du village, les sages à la barbe blanche et au regard paisible, ne croyaient point à ces sornettes. Mais la rumeur est une bête vorace : plus on tente de la nourrir de vérité, plus elle réclame du mensonge.
La peine d'Astrale devint double : celle du deuil et celle de l'injustice. Rongée par l'angoisse, épuisée par la douleur, elle sombra dans une fièvre aiguë – la typhoïde, dit-on. Clouée à son lit, elle priait en silence pour Kerlin, et pour que la paix descende sur leur foyer brisé.
Mais le destin, parfois cruel dans ses desseins, n'en avait pas fini avec la maison de Kerlin. Un matin d'apparente tranquillité, Astrale s'affaira aux tâches ménagères malgré sa faiblesse. Lorsqu'elle s'étendit sur le canapé du salon pour se reposer, nul ne se doutait que ce sommeil serait le dernier. La mort, douce et discrète, l'emporta en silence.
Rhilane, comme chaque jour, rentra de l'école à quinze heures. Son père n'était plus là pour l'y accueillir. Enjouée, elle frappa au portail, puis à la porte du salon, selon l'usage instauré par prudence familiale. Aucun bruit ne lui répondit. Intriguée, elle entra, troqua sa tenue d'écolière contre des habits civils, puis s'approcha de sa mère.
- Ma'a ! Tu dors encore à cette heure-ci ? Je suis rentrée, j'ai faim !
Elle posa une main sur la tête de sa mère. L'absence de réponse lui glaça le cœur. Elle toucha ses narines, et ce fut l'éveil d'une panique muette : pas de souffle, pas de mouvement.
- Ma'a, s'il te plaît, réveille-toi... Réveille-toi !
Les sanglots jaillirent, désespérés. Elle secoua le corps, priait, appelait... en vain.
Sans tarder, elle courut chercher Swalking, le grand frère de son défunt père.
- Oncle, viens vite à la maison ! Maman ne bouge plus, elle ne respire plus...
Swalking comprit aussitôt la gravité. Ensemble, ils retournèrent à la demeure. Lorsqu'il vit le corps d'Astrale allongé dans la paix trompeuse de la mort, son cœur se serra.
- Oh mon Dieu... encore une âme arrachée si tôt. Kerlin, te voilà rejoint... Quel malheur pour cette famille !
Devant la petite Rhilane, il masqua ses larmes, et d'une voix douce il dit :
- Ta maman est juste malade, ma fille. On va l'emmener à l'hôpital pour qu'elle guérisse.
Mais ce fut un mensonge de compassion. Astrale fut inhumée quelques jours plus tard, selon les rites traditionnels.
Rhilane, elle, ressentait une douleur étrange : un vide immense, une solitude sans nom. Elle n'était ni malade, ni blessée, mais un chagrin inexprimable lui rongeait le cœur.