Chapitre 2 Chapitre 2

- Luna, écoute-moi...

- Non ! Toi, écoute-moi. Toute ma vie, on m'a préparée à te servir, à t'aimer, à te suivre. Mais je ne suis pas une pièce de puzzle. Je ne suis pas une condition.

Il resta silencieux. Puis il baissa les yeux, comme s'il cherchait les bons mots dans le vide.

- Ce que tu crois lire dans cette lettre, ce n'est pas aussi simple. Il y a des enjeux que tu ne peux pas comprendre.

- Essaie-moi.

Il releva les yeux vers moi. Et pour la première fois, il sembla... hésiter. Pas sur ses mots, mais sur son droit à les dire.

- Tu crois que j'ai le choix, murmura-t-il. Tu crois que je suis libre de refuser un ordre de l'Assemblée ? Tu crois que si je t'avais dit ce qu'ils attendent de toi, tu serais encore là à me parler ?

Je sentis quelque chose se déchirer en moi. Une ligne invisible entre confiance et mensonge.

- Alors tu admets que tu m'as menti. Que tu m'as gardée dans l'ignorance.

- Je t'ai protégée. Chaque jour, chaque mot que je n'ai pas prononcé, c'était pour que tu restes encore un peu toi.

Je ris. Un son amer, brisé.

- Tu m'as volé le choix.

- Et si je t'avais tout dit ? Tu aurais fui. Tu aurais mis en danger plus que toi. Ton départ signerait la fin de l'équilibre entre les meutes. Et tu n'étais pas prête.

Je le fixai, longtemps. Assez pour voir trembler les veines à son cou.

- Tu ne me connais pas. Tu n'as jamais su qui j'étais. Tu m'as seulement regardée comme un pion à déplacer, pas comme une louve capable de choisir son propre chemin.

Je tournai les talons. J'étais venue chercher des réponses, et j'en repartais avec une certitude. Il ne méritait ni mon allégeance, ni mon cœur.

- Luna, attends.

- Non. Ne me retiens pas. Pas maintenant.

Je sortis sans me retourner. Je marchai vite, trop vite. Jusqu'à la forêt, jusqu'à l'ombre dense des pins. Je m'écroulai contre un tronc et laissai mes larmes couler sans bruit.

Il y avait quelque chose dans cette lettre qui m'avait fracturée, mais ce n'était pas le contenu. C'était la preuve que je n'avais jamais eu de contrôle. Que mon destin avait été dessiné bien avant ma naissance, encre sur parchemin, signatures entre deux verres d'argent.

Je restai là longtemps. Peut-être une heure. Peut-être toute une vie.

Quand je me relevai, j'étais vide. Mais dans ce vide, il y avait une résolution nouvelle. Fuir. Comprendre. Choisir.

Je ne serais pas l'Alpha d'un destin imposé.

Je serais l'Alpha de ma propre histoire.

Et cette lettre ? Ce n'était que la première fissure dans le mensonge. D'autres suivraient. J'en étais certaine.

Le matin même, les mains de ma mère tremblaient légèrement tandis qu'elle réajustait le col de ma robe, mais son regard ne quittait pas mon reflet. Il y avait dans ses yeux une lumière étrange, entre la fierté et quelque chose que je ne parvenais pas encore à nommer. Une peur trop silencieuse pour être dite.

- Tu es prête, murmura-t-elle.

Je ne répondis pas. Prête ? Comment peut-on être prête à livrer sa liberté sous les yeux de tout un clan ? Comment peut-on dire oui à un destin qui a été cousu pour soi dans l'ombre ?

Autour de nous, la maison bourdonnait d'allées et venues. Des cousines que je ne connaissais qu'à moitié chuchotaient derrière les rideaux. Des anciens s'échangeaient des regards entendus. Les enfants couraient, rieurs, inconscients de la tension qui gonflait l'air comme une bourrasque qui précède l'orage.

On m'avait habillée comme on dresse une reine pour la guerre. Une robe blanche, cousue à la main par les couturières de la meute, brodée de fil argenté. Elle symbolisait l'union des lignées, la fusion des forces. Elle me moulait comme un rappel silencieux que j'étais à eux. Prête à être donnée.

- Tu sais que tu peux encore reculer, souffla Serah, derrière moi.

Sa voix était basse, mais il y avait un tranchant dans son regard. Serah était ma cousine, ma confidente, et la seule personne à qui j'avais osé montrer la lettre volée. Elle n'avait rien dit, pas tout de suite. Elle s'était contentée de me serrer fort, longtemps, comme si elle savait qu'aucun mot ne suffirait à me retenir.

- Si je pars, ils me traqueront, dis-je. Et si je reste...

Je n'eus pas besoin de finir.

La vérité me collait à la peau, poisseuse. Depuis la veille, les images tournaient dans ma tête sans relâche. Les mots de la lettre. Le regard de Kaelthorn. L'écho de ses silences. Je n'étais plus la même. Quelque chose en moi s'était brisé.

Mais le monde, lui, continuait comme si de rien n'était.

À l'extérieur, la grande place avait été décorée pour l'union. Des guirlandes de fleurs sauvages pendaient aux branches, des draps blancs flottaient sous les vents légers. Tout sentait la fête. Les meutes voisines étaient là, venues assister à l'événement de l'année. Il y avait des rires, des chants, des tambours lointains.

Je n'entendais rien de tout cela.

L'air me giflait alors que je descendais les marches, chaque pas résonnant comme une trahison. Derrière moi, les murmures se faisaient plus aigus, plus hachés, plus curieux. J'étais devenue un spectacle. Une mariée sans mariage. Un conte sans fin heureuse.

La foule ne criait pas. Non. Elle observait. Scrutait. La meute toute entière, venue assister à une union sacrée, contemplait à présent un rejet public, humiliant, presque cérémoniel dans sa brutalité.

Je n'osais pas lever les yeux. Mon regard restait fixé sur les dalles, chacune gravée de symboles anciens, ces mêmes symboles qui avaient juré de me protéger autrefois. Ils m'avaient menti.

À peine avais-je atteint la dernière marche qu'une main saisit mon bras.

- Luna.

C'était la voix de ma tante, haute, sèche, un souffle entre la colère et la stupeur. Je n'eus même pas la force de me dégager.

- Dis quelque chose, supplia-t-elle. Tu ne peux pas le laisser faire ça. Pas ici. Pas devant tous.

Je me tournai lentement vers elle. Elle était rouge, les lèvres tremblantes, le regard affolé. Pas parce qu'elle s'inquiétait pour moi, non. Mais parce que le nom de notre lignée venait d'être souillé à la face des autres.

- Il m'a remplacée, dis-je simplement.

- Alors reprends ta place. Obtiens des réponses. Humilie-le s'il le faut, mais ne pars pas comme une proie, Luna. Tu es une héritière.

Je sentis quelque chose remonter en moi, comme une ancienne rage qu'on aurait enfermée trop longtemps. Une flamme qui n'attendait qu'une fissure.

Je me redressai. Redressai la tête. Et sans un mot de plus, je remontai les marches.

Le silence se fit dans la foule. On murmurait toujours, mais plus bas. Les regards étaient braqués sur moi, certains incrédules, d'autres avides.

Kaelthorn se tenait là, encore. Toujours droit, toujours impassible. À ses côtés, Nyssia arborait ce petit sourire qu'on réserve aux victoires faciles. Elle baissa les yeux en me voyant revenir, feignant la modestie.

Je m'avançai sans me presser. Chaque pas était un choix. Une déclaration. Une revanche.

- Alpha Kaelthorn, ma voix claqua dans l'air comme un fouet.

Il tourna enfin les yeux vers moi. Lentement. Avec cette froideur soigneusement étudiée qu'il maîtrisait si bien.

- Oui, Luna.

Je vis son regard me parcourir. Il y avait de la distance, mais aussi une pointe de tension, infime, presque invisible. Un homme qui sait qu'il va être démasqué, mais qui espère encore que sa stature suffira à faire taire les vérités.

- Tu ne pensais pas me parler avant de me jeter comme un animal devant la meute ? lui demandai-je. Pas un mot ? Pas une explication ?

Il croisa les bras.

- Ce n'est pas le lieu pour ce genre de discussions.

- Non, bien sûr, dis-je d'une voix basse. Le bon lieu, c'était sans doute cette lettre que tu n'as pas eu le courage de signer.

Il ne répondit pas.

            
            

COPYRIGHT(©) 2022