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Chapitre 5 : Le Cœur et la Cendre
Léo se réveilla en sursaut, la respiration haletante, le front couvert de sueur glacée. Le rêve avait été plus qu'un cauchemar : il avait été une vision. Un souvenir ancien, mais étranger. Quelque chose d'enfoui dans son sang. Les murs de l'appartement semblaient vibrer encore de ce murmure spectral. Il se leva, titubant, et ouvrit en grand la fenêtre malgré la pluie. Il avait besoin d'air. De silence. Mais même le vent portait des échos trop familiers.
Il attrapa son manteau, ses bottes, et sortit.
Il n'avait pas besoin de savoir où aller. Son corps le guidait. Ses instincts, affûtés par la peur et le lien ancien, le poussaient dans une direction précise - vers les limites de la ville, là où les ruines du vieux sanctuaire se dressaient encore, dissimulées sous les ronces et les illusions.
Il n'était pas revenu ici depuis six ans.
Les arbres, tordus et silencieux, semblaient reconnaître ses pas. Léo traversa les branches sans hésiter, jusqu'à une clairière rongée par le temps. Là, au centre, s'étendait un cercle de pierres noircies, creusé de symboles que la mousse n'avait jamais osé recouvrir.
Et au centre de ce cercle, une silhouette l'attendait.
- Tu es venu, dit Orion d'un ton calme.
Léo s'arrêta, les muscles tendus.
- Je devais.
Le vampire leva les yeux vers lui, et cette fois, il n'y avait ni sarcasme, ni menace dans sa voix.
- Tu te souviens de ce que tu as vu, cette nuit-là ?
Léo ferma les yeux. Des formes impossibles. Une mer d'yeux. Des voix qui chantaient sans bouche. Et un autel sculpté dans de la chair.
- Je me souviens.
- Alors tu sais que ce que nous avons touché ne peut plus être ignoré.
Orion s'avança, mains levées, paumes ouvertes.
- Je ne suis plus entièrement moi, Léo. Et toi non plus. On a été marqués. Et maintenant que Maya est là, le lien se referme.
- Elle n'a rien à voir là-dedans, grogna Léo.
- Tu mens. Elle est le catalyseur. Ce n'est pas un hasard si ton âme a reconnu la sienne. Elle est née avec cette étincelle. Cette lumière qui attire l'ombre. Si tu ne la libères pas, elle brûlera avec nous.
Léo sentit une douleur sourde pulser dans sa poitrine. Le lien. Il était là, juste sous sa peau, comme un fil tiré trop fort.
- Alors que proposes-tu ?
- Un pacte. Une dernière fois. Nous retournons au centre du cercle. Et nous appelons l'entité. Ensemble. Si elle accepte de nous délier, Maya vivra. Si elle refuse...
- Alors nous mourrons.
- Mieux vaut mourir que de devenir ce que je suis en train de devenir, murmura Orion.
Léo le fixa. Il ne voyait plus le monstre froid qu'il avait fui. Il voyait un homme à moitié dévoré par quelque chose de plus vaste. De plus ancien. Et qui n'avait plus rien à perdre.
- Trois jours, dit Léo. Donne-moi trois jours pour me préparer. Pour la préparer.
Orion hésita. Puis hocha la tête.
- Trois jours. Mais ne tarde pas, Léo. Elle est déjà en train de changer.
Il disparut dans l'ombre, avalé par la forêt.
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Maya n'avait pas dormi. Quand elle revint à l'appartement, trempée et épuisée, elle trouva Léo assis sur le sol, les bras croisés, le regard perdu dans les flammes vacillantes d'une bougie.
- Tu es sorti.
Il hocha la tête.
- Je suis allé au cercle.
Elle retira son manteau, les cheveux collés au front.
- Et ?
- Orion était là. Il m'a dit qu'on a trois jours. Après ça, il activera le lien. Avec ou sans nous.
Elle ne dit rien tout de suite. Puis s'approcha et s'assit face à lui.
- J'ai parlé avec Cass. Elle m'a montré comment rompre un pacte ancien. Mais ça nécessitera un sacrifice. Du sang. Un lien brisé dans la douleur.
- Le mien ?
- Le nôtre.
Le silence entre eux s'étira. Chargé de tout ce qui n'avait pas été dit. De tout ce qu'ils ressentaient déjà, mais n'osaient nommer.
Léo tendit la main. Maya la prit sans hésiter.
- Alors, on le fera ensemble, dit-elle.
Il serra ses doigts.
- Jusqu'à la fin.
Et dans la nuit dehors, quelque chose ouvrit un œil. Une présence tapie, en attente. Car les cendres n'avaient jamais oublié le feu.
Chapitre 6 : Le Sang des Promesses
Trois jours.
C'était le temps qu'il leur restait avant que le cercle ne se referme. Trois jours pour comprendre, préparer, affronter. Trois jours avant que l'ombre ne réclame ce qu'on lui avait promis il y a six ans.
Le jour ne s'était pas levé depuis l'aube de cette nouvelle attente. La ville, voilée d'un ciel noir d'encre, semblait suspendue, comme si le monde lui-même retenait son souffle. Léo et Maya passaient leurs heures à assembler les fragments de vérité, aidés en cela par Cass, qui les rejoignit discrètement le matin du deuxième jour.
Elle s'était installée dans un coin de l'appartement, entourée de parchemins, de cercles gravés à la craie, de pierres chargées. Son regard allait sans cesse de Maya à Léo, avec cette inquiétude froide des mages qui sentent que l'équilibre du monde tient à un fil.
- Le pacte a été passé dans le sang, dit-elle, traçant un cercle intérieur sur le parquet. Et le sang est la seule chose que les entités anciennes reconnaissent. Le vôtre, Léo, porte encore leur marque. Le sien, Maya, est celui qu'ils convoitent.
- Pourquoi elle ? demanda Léo. Pourquoi pas un autre lien d'âme ? Pourquoi elle précisément ?
Cass haussa les épaules.
- Il y a des gens comme elle. Des points d'ancrage. Des âmes qui ne se soumettent pas, mais qui appellent. Qui attirent l'ancien, l'indicible. Des lanternes dans la brume. Si tu étais destiné à croiser un catalyseur, c'est qu'une part de toi l'a toujours su.
Maya ne broncha pas. Elle s'était assise, silencieuse, ses yeux fixés sur les runes dessinées à ses pieds. Elle ne dormait plus. Ne mangeait presque pas. Pourtant, elle semblait étrangement calme.
- Et si on refusait ? Si on laissait le pacte faire ?
- Alors, dit Cass, le monde ne s'effondrerait pas. Mais une brèche s'ouvrirait. Un passage. Et ce ne serait que le début.
Elle se leva et leur tendit deux fioles.
- Le rituel aura lieu à minuit, dans le cercle. Vous devrez boire ces élixirs juste avant. Ça liera vos esprits et votre volonté. S'ils résistent, l'entité pourrait céder. Mais si l'un de vous flanche...
Elle ne termina pas. Elle n'avait pas besoin de le faire.
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Minuit approchait.
Ils étaient retournés dans la forêt. Le cercle les attendait, intact, comme si le temps lui-même n'avait jamais osé le toucher. La pluie s'était arrêtée, mais l'air portait une odeur de terre retournée, de pierre chaude, et de cendre.
Cass resta en retrait, à l'extérieur du périmètre. Léo et Maya s'avancèrent ensemble, les fioles en main.
- Tu es sûre ? demanda-t-il une dernière fois.
Elle hocha la tête.
- C'est notre seul choix.
Ils burent en même temps. Le goût était amer, métallique, brûlant. Le monde tangua autour d'eux, et le cercle sembla soudain plus vaste, plus ancien. Les pierres noircies se mirent à luire d'un rouge profond. La terre vibra.
Et Orion apparut.
Il sortit des ombres, les bras nus, le torse gravé de symboles qui saignaient une lumière dorée. Ses yeux brillaient, mais sa voix était calme.
- Vous êtes prêts.
Léo et Maya se tinrent la main. Le cercle se referma sur eux. Et alors, le monde bascula.
Tout disparut - la forêt, la terre, la nuit. Ils étaient dans un espace de rien, un gouffre d'ombres mouvantes et de voix inaudibles. Une mer sans fin d'yeux ouverts.
Et au centre... Elle.
L'Entité. L'ancienne promesse.
Elle n'avait pas de forme. Elle était toutes les formes. Un reflet de peur, d'amour, de perte. Une voix parla - dans leur tête, dans leur sang, dans les battements même de leur cœur.
"Vous avez osé défaire ce qui fut juré."
Maya chancela, mais Léo la retint.
- Je veux la libérer, dit-il. Je renonce. Je choisis l'oubli, la solitude, s'il le faut. Mais elle ne vous appartient pas.
Un silence. Puis l'Entité tourna son attention vers Maya.
"Et toi, flamme humaine. Choisis-tu la lumière de l'oubli... ou la brûlure de la mémoire ?"
Maya ferma les yeux. Des images affluaient - Léo, enfant perdu. Orion, autrefois ami. Le cercle. Le pacte. Le feu.
- Je choisis la vérité, murmura-t-elle.
Et alors, le hurlement commença.
Une lumière s'abattit sur eux. Le cercle de pierre se fissura. Léo cria, le sang coulant de ses paumes ouvertes. Maya tomba à genoux, le talisman de Cass éclatant en cendres dans sa main.
Puis, tout s'arrêta.
Le silence. Une chaleur douce. L'odeur de la pluie.
Ils étaient de retour dans la forêt.
Le cercle était brisé. Les symboles éteints. Et Orion... avait disparu.
Cass accourut. Elle les examina, les toucha, les sentit.
- C'est fini.
Mais personne ne sourit.
Parce que dans leurs cœurs, une cicatrice restait. Et dans la terre, sous la forêt... quelque chose avait été blessé.
Et ce genre de chose... ne pardonne jamais.