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Chapitre 3 : Le Chant des Ancêtres
La pluie tombait fine, drue, lavant la ville dans un silence étouffé. Les lampadaires diffusaient une lumière orangée à travers les gouttes, et les passants pressaient le pas, col relevé, visages enfouis sous les capuches. Maya marchait à côté de Léo sans parler, les bras croisés, les traits tirés par la tension accumulée depuis l'apparition d'Orion.
Ils s'étaient éloignés de la bibliothèque dès que la nuit était tombée. Trop de regards. Trop de risques. Léo connaissait un endroit discret : un appartement au-dessus d'une herboristerie tenue par une vieille sorcière sourde qui ne posait jamais de questions. Là, ils pourraient souffler. Réfléchir.
Ils gravirent les marches grinçantes d'un vieil escalier en colimaçon. Léo ouvrit la porte d'un coup de clé. L'appartement était modeste - une pièce principale avec une bibliothèque murale, un canapé usé, une kitchenette à peine fonctionnelle. Mais il y régnait un calme rassurant, presque protecteur.
Maya entra sans rien dire, retira sa veste trempée et s'installa sur le fauteuil près de la fenêtre. Léo fit de même, après avoir vérifié les serrures. Il alluma une vieille lampe qui jeta une lumière chaude sur les murs.
- Tu ne dors donc jamais ? demanda-t-elle d'une voix rauque.
- Pas vraiment, répondit-il. Mon corps n'en a pas souvent besoin. Ou plutôt... pas depuis l'accident.
Elle le regarda, attentive.
- Ce rituel... celui que vous avez tenté avec Orion. Tu ne m'as pas tout dit, n'est-ce pas ?
Léo hésita. Son regard se perdit dans les ombres du plafond.
- C'était il y a six ans. J'étais jeune. Assoiffé de pouvoir. Je pensais qu'un lien d'âme pouvait se créer. Se forcer. Orion croyait que ça le rendrait invincible, qu'un être lié à lui serait un réservoir d'énergie éternel. On a cherché parmi les anciens textes, on a trouvé une invocation... un appel aux ancêtres primordiaux. Des entités oubliées.
- Et tu as participé à ça.
- Je voulais comprendre ce que j'étais. Ma nature, mes origines. J'étais métamorphe, oui, mais pas comme les autres. Mon pouvoir... il a toujours eu quelque chose d'instable. J'espérais trouver des réponses.
Maya serra les accoudoirs.
- Et vous avez réveillé quoi, exactement ?
- Quelque chose d'ancien. Quelque chose qui dort sous les fondations de ce monde. Ce n'était pas un simple lien qui s'est formé. C'était une fracture. Orion a été changé. Il a vu... quelque chose. Et moi... je me suis déconnecté du monde pendant trois jours. Quand j'ai repris conscience, le cercle était détruit. Des corps. Du sang. Et Orion avait disparu.
Un silence lourd tomba. Maya reprit enfin la parole, lentement.
- Et si ce lien n'avait jamais été refermé ? Et si... quelque chose l'avait traversé et que ça te reliait encore à lui ?
Léo acquiesça, sombre.
- C'est ce que je redoute.
Elle se leva, soudain agitée. Marcha de long en large dans la pièce.
- Il faut que je parle à quelqu'un. Quelqu'un qui connaît ces rituels. Des gens plus ancrés dans le monde magique.
- Tu penses à qui ?
- Cass. Elle a étudié la magie ancienne. Elle n'aime pas les métamorphes, mais elle me doit un service.
Léo se leva à son tour.
- Je viens avec toi.
Maya se retourna vers lui.
- Non. Il vaut mieux que tu restes ici, au moins cette nuit. Cass panique quand elle sent des présences surnaturelles fortes. Elle risque de m'enfermer dehors si elle sent la tienne à trente mètres.
Il ne répondit pas tout de suite. Une partie de lui voulait la suivre, la protéger. Mais il savait qu'elle avait raison. Il avait déjà attiré assez d'attention.
- D'accord. Mais tu actives ton talisman. Et tu m'appelles toutes les trente minutes.
Maya esquissa un sourire fugace.
- C'est une menace ?
- Non. Une promesse.
Elle attrapa son sac, jeta un regard vers la pluie qui s'était intensifiée, et disparut dans la nuit.
Léo resta seul. Et dans le silence qui retomba, il sentit un frisson glacial descendre le long de sa colonne vertébrale. Quelque chose, quelque part, s'était mis en mouvement. Un chant ancien. Un murmure oublié. Et il savait que ce n'était que le début.
Chapitre 4 : L'Encre et le Sang
La pluie n'avait pas cessé. Elle s'abattait sur les toits comme une pulsation fiévreuse, imprégnant les ruelles de la ville d'un éclat glauque, presque malsain. Maya accéléra le pas, le cœur battant à l'unisson de ses pensées. Chaque coin d'ombre lui semblait habité. Chaque reflet dans les flaques, une paire d'yeux dissimulés.
Cass vivait dans le Vieux Quartier, là où les immeubles en pierre semblaient dater d'un autre siècle, et où les enchantements anti-surveillance étaient encore activés. Ici, pas de caméra, pas de drones, pas d'électro-capteurs. Rien que la brume, les souvenirs, et les vieilles magies.
Maya frappa à la porte rouge foncé du 43 bis, trois coups espacés, puis deux rapides. Elle attendit, trempée jusqu'aux os. Une lumière bleue glissa sous l'encadrement, et une voix filtrée par un sort de reconnaissance s'éleva :
- Nom ?
- Maya Evans. Tu me dois encore une dette, Cass.
Un silence. Puis le cliquetis d'au moins six loquets, et la porte s'ouvrit lentement.
Cass n'avait pas changé. Vêtue d'un manteau en velours vert foncé, des mèches d'argent dans ses cheveux noirs pourtant encore jeunes, elle arborait toujours ce regard perçant, presque animal, bien qu'elle soit humaine. Une humaine aux dons puissants, affûtés comme des lames anciennes.
- Entre vite, ou tu vas contaminer le seuil avec l'eau des morts, dit-elle sans chaleur.
Maya obéit, frissonnante. L'intérieur était à la fois un cabinet de curiosités et un laboratoire. Des étagères croulaient sous les bocaux d'herbes, les grimoires reliés de cuir, les ossements et les fioles pleines de liquides aux couleurs inquiétantes. L'air sentait la sauge, le métal, et quelque chose de plus ancien. Le sang séché.
Cass la guida jusqu'à une pièce circulaire, éclairée par des chandelles suspendues dans l'air. Elle traça un cercle de protection au sol sans un mot et indiqua à Maya de s'asseoir à l'intérieur.
- Parle, dit-elle en se positionnant face à elle. Et ne me mens pas.
Maya prit une inspiration, puis raconta tout. Léo. La bibliothèque. Orion. Le rituel ancien. Le lien d'âme. Le nom des ancêtres primordiaux. Elle parla vite, mais sans omettre de détails.
Cass resta impassible jusqu'à ce que Maya prononce les derniers mots.
- ... et Léo pense qu'Orion a été changé. Qu'il n'est plus seulement un vampire.
Un long silence. Puis Cass soupira.
- Ce n'est pas un simple lien d'âme. Ce que vous avez effleuré... c'est un pacte avec un fragment d'Ur-Magie. Des entités qui n'existent plus vraiment, mais dont les échos vibrent encore dans les failles du monde.
Elle se leva, commença à fouiller dans un tiroir. Elle en sortit un livre relié en peau sombre.
- Tu sais ce que ça signifie ? Ce lien n'est pas mort. Il cherche à se refermer. Et toi, Maya, tu es l'ancrage.
Maya blêmit.
- Moi ?
Cass acquiesça.
- Ton énergie. Ta présence dans la vie de Léo. Tu es ce qui fait vaciller l'équilibre qu'il a tenté de préserver. C'est pour ça qu'Orion veut te briser. Il veut faire effondrer le pont pour s'emparer de ce qu'il reste au centre.
Elle ouvrit le livre et montra une page couverte d'encre noire et de symboles mouvants. Au centre, une figure vaguement humaine, déformée par des lignes de pouvoir.
- Si Orion a commencé la réactivation, alors il est trop tard pour l'arrêter à mains nues. Il faudra couper le lien. Complètement.
- Et comment on fait ça ? demanda Maya, les lèvres sèches.
Cass la regarda, gravement.
- Il faut retrouver le lieu du rituel d'origine. L'endroit où tout a commencé. Et réveiller les ombres sous la terre. Tu ne peux pas briser un pacte de sang sans en verser à nouveau.
Maya baissa les yeux. Sa gorge se serrait.
- Il ne me laissera jamais y aller.
- Alors ne lui dis pas. Pas encore.
Cass lui tendit un talisman de jade gravé de runes.
- Prends ça. Il te cachera pendant un temps. Le temps d'agir. Mais si tu tardes, Orion viendra. Et cette fois, ce ne sera pas pour parler.
Maya attrapa le talisman et le serra dans sa paume.
- Merci.
- Ne me remercie pas encore. Si tu échoues, ce n'est pas seulement toi ou Léo qui sombreront. Ce que vous avez réveillé pourrait ravager toute cette ville. Et il y a des choses sous terre qui ne rêvent que d'un nouveau chant pour s'éveiller.
Elle referma le livre d'un claquement sec.
- Maintenant, cours.
Maya repartit dans la nuit, le vent fouettant son visage, le talisman brûlant dans sa paume. Elle courait vers un avenir incertain, sans savoir que pendant ce temps, Léo, resté seul, venait de rêver.
Un rêve rouge.
Un rêve de chaînes. D'yeux multiples. Et d'une voix ancienne qui murmurait :
« Tu as appelé. Nous avons entendu. »