Elle ferma un dossier d'un geste lent, ses doigts glissant sur le cuir souple de la couverture. Ses yeux se levèrent instinctivement vers l'horloge accrochée au mur, et elle soupira. Dix-huit heures. L'heure à laquelle les clients disparaissaient, que les lumières se tamisaient, et que l'entreprise dévoilait un autre visage, plus secret, plus intime.
Lina ne bougea pas immédiatement. Elle aimait ces instants où le silence reprenait ses droits, où le monde cessait de prétendre être ce qu'il n'était pas. Ici, dans l'enceinte de Enigma Couture, rien n'était réel, tout n'était qu'illusion savamment tissée. Des vampires en tailleurs trois-pièces, des métamorphes sous des capes ensorcelées, des sorciers masquant leur aura... Tous passaient entre ces murs, cherchant à se fondre dans un monde qui les rejetait.
Et elle, simple secrétaire, était le premier rempart de ce secret.
Ou presque.
Un frisson la parcourut lorsqu'elle sentit la présence derrière elle avant même qu'il ne parle. Elle le reconnaissait entre mille. Son odeur boisée, mêlée à celle du lin enchanté. Le léger craquement de ses bottes sur le parquet ancien. La manière dont son silence emplissait l'espace comme une vague.
- Tu travailles encore ?
Sa voix, basse et douce, effleura sa nuque comme une caresse.
Lina se retourna lentement. Gabriel se tenait là, vêtu de noir comme à son habitude, son regard d'un gris acier l'observant avec cette intensité tranquille qu'il n'accordait qu'à elle. Il ne souriait pas, mais ses yeux disaient autre chose. Toujours.
- Je terminais quelques fiches de commande, murmura-t-elle, consciente de la tension électrique qui s'installait aussitôt entre eux. Je ne t'ai pas entendu arriver.
- Tu étais absorbée, dit-il simplement.
Il s'approcha, contourna le bureau, et s'arrêta à quelques centimètres d'elle. Il ne la touchait pas. Ils ne se touchaient jamais ici. C'était la règle. Une règle imposée par la direction. Par Dorlane. Par les non-dits.
Mais leurs regards se cherchaient, se frôlaient, et cela suffisait à faire trembler le peu de certitudes qu'elle conservait encore.
- Tu es venu pour une raison ? demanda-t-elle, la gorge légèrement nouée.
- Je voulais te voir, répondit-il après un temps. C'est une raison suffisante ?
Elle aurait voulu sourire. Elle aurait voulu le tirer contre elle, refermer les bras autour de ce mystère d'homme qui l'obsédait depuis des mois. Mais elle se contenta d'un souffle.
- Tu prends des risques en venant me parler ici.
- Toi aussi.
Le silence se fit, dense, chargé. Elle sentit sa main effleurer la table, comme s'il hésitait à briser la distance. Il était toujours ainsi : prudent, retenu. Il semblait avoir peur de lui-même, comme s'il portait une malédiction au bout des doigts.
- Il s'est passé quelque chose aujourd'hui, dit-il enfin, d'un ton plus grave.
Elle leva les yeux vers lui, immédiatement alerte.
- Quoi ?
- Un client a essayé de retirer son costume en pleine rue. Le sortilège ne s'est pas dissipé. Il a... il a hurlé que quelqu'un l'avait piégé. Il parlait d'un fil noir, d'un enchantement parasite.
Lina fronça les sourcils.
- Ce n'est pas la première fois que j'entends parler de ces fils noirs...
- Justement. Et je crois que ça vient de l'intérieur.
Elle sentit son cœur rater un battement. Le regard de Gabriel s'était durci, et derrière ses yeux brillait une ombre qu'elle n'aimait pas. Il semblait plus tendu qu'à l'accoutumée.
- Tu crois que quelqu'un sabote les créations ?
- Je crois que quelqu'un veut transformer les costumes en armes.
Un long silence s'étira. Lina sentit un froid sourd l'envahir.
- Et si Dorlane est au courant... ?
- Elle l'est probablement. Mais elle se tait. Comme toujours.
Il se pencha alors, et pour la première fois ce soir-là, il franchit la distance. Ses lèvres effleurèrent les siennes dans un souffle, à peine un contact, mais cela suffit à faire s'emballer son cœur.
- Je ne te laisserai pas tomber, murmura-t-il. Même si tout s'écroule.
Lina ferma les yeux. Elle ne savait plus si ce monde valait la peine d'être protégé. Mais elle savait une chose : tant qu'il serait là, elle tiendrait.
Lina retourna à son bureau, un léger tremblement dans les mains qu'elle ne pouvait pas réprimer. Le contact de Gabriel, bien que bref, était resté en elle comme une brûlure douce. La magie qui circulait entre eux, invisible mais puissante, laissait une empreinte, un souvenir qu'elle portait en elle chaque jour un peu plus fort.
Les portes de l'atelier se refermèrent dans un cliquetis discret, mais Lina n'arrivait pas à se concentrer. Les dossiers devant elle semblaient se brouiller, les mots devenaient flous, comme si les pages se pliaient sous une pression invisible. Elle sentait la tension dans l'air, une lourdeur persistante qui s'était installée depuis que Gabriel avait parlé de l'enchantement défectueux. L'idée qu'un client ait voulu retirer son costume en pleine rue était plus qu'inquiétante. C'était une faille dans le système. Une fissure qui, si elle n'était pas colmatée rapidement, risquait d'exploser et de révéler toute la fragilité de l'empire magique qu'Enigma Couture avait construit depuis des années.
Elle se leva brusquement, le bruit du bois grincé sous ses pas résonnant dans le silence. La pièce semblait se rétrécir autour d'elle, la lumière vacillant sous le poids de ses pensées. La tentation de se précipiter vers Gabriel, de l'embrasser, de l'arracher à cette guerre silencieuse qu'il semblait mener seul, était forte. Mais elle savait que ce n'était pas la solution. Ce n'était pas ce qu'il attendait d'elle, ni ce qu'elle pouvait se permettre.
La relation qu'ils entretenaient n'était pas simplement une question de désir ou de passion. C'était une liaison construite dans l'ombre, sur des fondations fragiles qui se dérobaient chaque jour un peu plus sous le poids des secrets. Lina se laissa tomber sur la chaise derrière son bureau, ses mains serrées contre la surface froide du bois. Ses doigts glissèrent machinalement sur les papiers éparpillés devant elle. Il fallait qu'elle trouve des réponses, qu'elle comprenne où tout cela allait les mener.
Les heures s'étiraient lentement, les bruits de l'atelier s'éteignant peu à peu. À mesure que la nuit tombait, une atmosphère lourde de mystère enveloppait l'ensemble du bâtiment, rendant l'air presque palpable, comme s'il portait des secrets trop lourds pour être contenus plus longtemps. Enigma Couture n'était pas ce qu'elle paraissait être. Sous ses airs de maison de haute couture pour créatures surnaturelles se cachait un réseau d'intrigues plus profond et plus sombre qu'elle ne l'avait jamais imaginé.
Lina ne savait pas comment elle avait atterri ici. Comment elle était devenue le témoin privilégié de cette mascarade géante, ce carrefour entre l'humain et le surnaturel. Ses parents, eux, n'avaient jamais eu de place dans ce monde. Elle se souvenait des soirées passées à rêver de grandeur, à imaginer qu'elle serait un jour plus que ce qu'elle était. Mais rien, rien ne l'avait préparée à cela. À ce mélange de couture et de magie noire, de mensonges et de vérités qui se confondaient jusqu'à ce qu'il n'en reste plus rien.
Elle se leva lentement, ses jambes un peu engourdies par la position prolongée. Ses pas la menèrent machinalement vers la fenêtre, où elle s'arrêta un instant, observant le monde qui semblait si loin de tout ce qui se passait à l'intérieur d'Enigma Couture. La rue en contrebas était calme, les lumières des réverbères se reflétant sur l'asphalte humide. Pourtant, une sensation persistante de danger flottait dans l'air. Quelque chose se préparait, quelque chose qui allait bousculer l'équilibre fragile de l'entreprise, mais aussi leur propre relation.
Elle se détourna de la fenêtre et se dirigea vers la pièce voisine, où les créations les plus récentes étaient exposées. Les costumes, sous des drapés de tissus sombres et des fils d'or, semblaient presque vivants, comme s'ils murmuraient des secrets à ceux qui prenaient le temps de les regarder. Lina s'arrêta devant l'une d'elles, un ensemble de velours bleu profond, brodé de motifs argentés. Elle savait ce que c'était, ce tissu enchanté, l'élément clé pour dissimuler la véritable nature de leurs clients. Mais le plus étrange dans cette robe, c'était qu'elle dégageait une aura qu'elle n'avait jamais ressentie auparavant. Une sensation de chaleur, presque brûlante.
Elle se pencha doucement, effleurant du doigt le tissu, quand un murmure sourd la fit sursauter. Elle se redressa vivement, son cœur battant plus fort. Le bruit provenait de l'atelier derrière la porte, là où les créateurs travaillaient en silence. Elle n'entendit pas de pas, juste ce murmure léger, comme si quelqu'un ou quelque chose était en train de se tordre et de se mouvoir sous l'armature de ce qui semblait être une création parfaite.
Un frisson la traversa. Elle s'éloigna précipitamment de la robe, se dirigeant vers la porte de l'atelier. Ses doigts tremblaient légèrement lorsqu'elle saisit la poignée. Elle savait qu'elle ne pouvait plus reculer. La vérité qui se cachait derrière Enigma Couture allait éclater, et elle n'était pas prête à l'affronter seule. Pas sans Gabriel. Pas sans comprendre pourquoi il se sentait si impliqué dans cette folie.
Elle se tourna une dernière fois vers la pièce, la robe qui semblait l'observer, et se dirigea sans bruit vers l'atelier. Tout allait changer ce soir. Elle le savait.