Chapitre 2 02

Il ne s'arrêta pas.

Il poursuivit son chemin, saluant d'un geste à peine esquissé quelques nobles triés sur le volet, indifférent au frisson qu'il semait derrière lui. Le silence se brisa lentement, comme une corde qui cède, et le bal reprit, un peu plus nerveux qu'avant. Les conversations reprirent à mi-voix, les rires furent plus discrets.

Andrea, lui, avait disparu.

Violetta resta figée, sa coupe vide entre les doigts, incapable de dire si c'était la chaleur, le vin, ou le regard du roi qui lui faisait tourner la tête. Il ne s'était rien passé, et pourtant... tout avait changé.

Elle tenta de retrouver son souffle, de chasser cette sensation étrange – ce picotement sous la peau, cette conscience soudaine de chaque battement de son cœur. Elle se força à bouger, à rejoindre la foule, à ne pas penser à l'homme en noir qui venait de traverser la salle comme un couperet.

Mais elle ne fit que quelques pas.

Un murmure. Une rumeur. Un frémissement qui courut d'un groupe à l'autre, comme un courant électrique.

- Le roi a choisi une cavalière...

- Une inconnue...

- Une nouvelle venue...

Elle ne comprit pas tout de suite. Pas avant que les regards ne se tournent vers elle. Lents. Un à un. Et que l'espace autour d'elle ne se vide imperceptiblement, comme si l'air lui-même reculait.

Un valet s'inclina devant elle.

- Sa Majesté vous invite à danser.

Elle resta immobile. Bouche entrouverte. Les mots bloqués au fond de la gorge. Le valet ne broncha pas, attendant, imperturbable. La musique s'était arrêtée. Le silence, de nouveau.

Elle sentit ses pieds avancer d'eux-mêmes. Son ventre noué. Sa gorge sèche.

Et quand elle releva les yeux, le roi l'attendait au centre de la salle.

Seul.

Son regard accroché au sien.

Sans un mot.

Sans un sourire.

Comme s'il l'avait reconnue.

Elle s'avança lentement.

Chaque pas résonnait comme un glas contre les dalles de marbre. La foule s'était ouverte pour la laisser passer, formant une allée muette, comme si tout le royaume retenait son souffle. Personne ne parlait plus. Personne ne souriait. Seuls les musiciens, figés, attendaient le signe du roi.

Elle s'arrêta face à lui, à peine à un souffle de distance. Elle pouvait sentir son parfum – discret, sombre, boisé, comme une nuit d'automne. Il ne la touchait pas encore. Il l'observait. Non pas comme un homme observe une jolie femme. Non. Comme un stratège observe un ennemi potentiel. Ou un mystère. Un jeu.

- Vous tremblez, dit-il enfin.

Sa voix était plus grave qu'elle ne l'imaginait. Sans chaleur, mais étrangement calme. Elle se força à répondre, les yeux levés vers lui.

- Ce n'est pas la peur. C'est le froid.

Un pli discret étira le coin de sa bouche. Pas tout à fait un sourire.

- Je n'aime pas les menteurs, mademoiselle d'Astiano.

Elle planta ses yeux dans les siens.

- Alors nous sommes deux.

Un silence. Puis il lui tendit la main.

Elle la posa dans la sienne, résolue, sentant la chaleur de sa paume contre ses doigts glacés. Au moment où les musiciens reprirent leur souffle et que la valse s'éleva à nouveau, il l'attira doucement vers lui, et le monde bascula.

Ils commencèrent à tourner.

Lentement d'abord, comme s'ils apprivoisaient l'équilibre entre eux. Il dansait avec une précision déconcertante, sans raideur, sans précipitation. Elle suivait, malgré elle, comme tirée par un fil invisible. Les regards étaient toujours là, collés à leur dos, mais ils n'avaient plus d'importance.

Il la fixait, toujours.

- Pourquoi êtes-vous ici ? demanda-t-il doucement.

- On m'a envoyée, répondit-elle. Comme une lettre qu'on n'ouvre pas.

- Et qui l'a écrite, cette lettre ?

- Une duchesse à l'ennui trop vaste.

Il la fit pivoter d'un mouvement sec, la ramena contre lui. Elle manqua un souffle. Il la tenait un peu plus près, maintenant. Trop près.

- Vous savez que je pourrais vous faire arrêter pour imposture ? Pour mensonge ? Pour insolence ?

- Vous n'en ferez rien.

- Et pourquoi ?

Elle le regarda droit dans les yeux.

- Parce que vous vous amusez.

Cette fois, il sourit vraiment.

- Peut-être. Mais je m'amuse rarement longtemps.

La musique ralentissait. La valse s'achevait. Il la relâcha, mais ses doigts effleurèrent encore les siens une seconde de trop. Et lorsqu'il se pencha vers elle, ses lèvres effleurant presque son oreille, il murmura :

- Ne partez pas encore.

Puis il disparut dans la foule, aussi vite qu'il était apparu.

Et Violetta, seule au centre de la salle, sentit soudain que le piège venait de se refermer.

Elle resta là, figée, les mains toujours tremblantes malgré la chaleur de la danse. Le silence autour d'elle se prolongea, lourd, comme si le monde attendait qu'elle bouge, qu'elle réagisse. Mais elle ne pouvait bouger. Ses jambes refusaient de la porter. Elle se sentait comme une poupée dont les ficelles avaient été coupées, suspendue entre deux mondes.

Les murmures de la foule s'intensifièrent. Des regards furtifs se posaient sur elle, des sourires se figeaient lorsque ses yeux se levaient. On la scrutait. On la jugeait. Elle était devenue un objet, une curiosité. Le roi avait dansé avec elle, l'inconnue, la sauvageonne. Et maintenant, tout le monde voulait savoir pourquoi.

Elle tourna sur elle-même, cherchant un moyen d'échapper à cette pression invisible, mais il n'y avait nulle part où fuir. Les murs du palais étaient trop proches, les regards trop nombreux. Les portes étaient closes. Elle n'était pas là pour être vue, mais pour être observée.

- Vous dansez bien, mademoiselle d'Astiano.

La voix était douce, mais l'accent des mots laissait deviner une intention sous-jacente. Violetta tourna la tête pour voir le comte Andrea s'avancer vers elle, son sourire toujours aussi désinvolte.

- C'est un bal royal, répondit-elle, en esquissant un geste vague. Tout le monde danse bien ici.

Andrea la regarda un instant, comme s'il sondait les eaux de son esprit. Puis, il s'approcha un peu plus, baissant la voix.

- Vous ne comprenez pas, mademoiselle. Ce n'est pas la danse. C'est lui.

Violetta haussait un sourcil, déconcertée.

- Lui ?

- Le roi. Vous ne comprenez toujours pas, n'est-ce pas ? Il vous a choisie.

Elle se figea. Son regard se durcit, et elle sentit son cœur s'emballer de nouveau, mais cette fois-ci, c'était la peur qui l'envahissait.

- Choisie pour quoi ? Pour danser, peut-être... Mais je ne suis pas une courtisane. Ni une... distraction.

Andrea secoua la tête lentement.

- Non, mademoiselle, pas seulement pour danser. Quand le roi vous choisit, cela signifie que vous êtes entrée dans son jeu. Vous êtes la pièce qu'il veut déplacer sur l'échiquier. Vous êtes devenue un pion... un atout. Il vous surveillera.

Elle recula légèrement, ses yeux cherchant à comprendre les implications de ses mots. Le froid dans son ventre était revenu, plus intense cette fois.

- Il ne me surveille pas, dit-elle, d'une voix plus faible qu'elle ne l'aurait souhaité.

- Si, il vous surveille. Et il attend de vous plus que vous ne le pensez. Quand il vous choisit, cela veut dire qu'il attend une réaction. Il attend que vous réagissiez à lui. Vous êtes là pour l'intéresser, pour qu'il se divertisse.

Violetta se mordilla la lèvre. Elle n'aurait jamais imaginé que ce bal, cette soirée, qui avait commencé comme un simple caprice de la duchesse Maria, l'aurait menée au centre d'un tel tourbillon. Le roi... Lorenzo IV... Ce nom flottait autour d'elle, lourd de sens et de dangers qu'elle ne pouvait encore mesurer.

Elle tourna sur ses talons, cherchant à fuir la conversation, à fuir le regard d'Andrea. Mais avant qu'elle ne fasse un pas, un bras se tendit, l'attrapant par le poignet avec une force surprenante.

- Vous n'irez nulle part, mademoiselle d'Astiano.

Elle leva les yeux, se retrouvant face à Lorenzo. Son regard n'était plus aussi distant. Il était là, tout près, trop près, presque à la limite de l'intimidation. Elle ne put réprimer un frisson.

- Vous m'avez échappée tout à l'heure, murmura-t-il, sa voix basse et dure. Cette fois, ce ne sera pas le cas.

Elle n'eut pas le temps de réagir. Il la guida, d'une manière étrange et directe, loin de la foule, vers un coin plus discret de la grande salle. Le murmure des invités se fondit derrière eux, noyé par la distance.

Là, dans l'ombre relative du balcon, il la relâcha enfin, mais ses yeux ne la quittaient pas.

- Vous avez fait une erreur, mademoiselle d'Astiano, dit-il calmement. Une grosse erreur. Mais cela peut être amusant. Très amusant.

Violetta, figée dans l'ombre de son regard, sentit une nouvelle peur se frayer un chemin dans son esprit.

            
            

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