Elle saluait d'un sourire, discutait les prix sans se laisser faire, riait parfois trop fort pour une jeune femme qu'on aurait voulu discrète. Les clients l'aimaient bien, pour son franc-parler comme pour son œil acéré qui repérait la moindre pomme abîmée ou le moindre morceau de tissu trop effiloché.
- Ces pêches sont belles, mais elles auront tourné avant demain, dit-elle en les reposant. Et vous le savez.
Le vieux Pietro leva les mains, faussement offusqué.
- Tu as le nez trop fin pour moi, Violetta. Va donc ruiner quelqu'un d'autre.
Elle s'éloigna sans se retourner, le sourire toujours au coin des lèvres. Elle n'avait pas besoin de beaucoup pour être satisfaite : une journée de soleil, un peu de monnaie gagnée à la boutique familiale, et la liberté de marcher dans cette foule vivante où tout le monde se connaissait.
Elle ne savait pas encore que c'était la dernière fois qu'elle s'y sentirait chez elle.
Lorsqu'elle rentra chez son oncle, les bras chargés, elle trouva la porte grande ouverte et des voix dans le salon. Étranges. Feutrées. Trop polies. En passant le seuil, elle sut immédiatement que quelque chose n'allait pas. L'air sentait le jasmin – un parfum bien trop noble pour leur maison simple. Elle déposa son panier et s'approcha sur la pointe des pieds.
La duchesse Maria d'Aragona était assise dans le fauteuil en velours que personne n'osait utiliser d'ordinaire. Elle portait une robe aux manches brodées d'or et un chapeau de voyage perlé d'ambre. À ses côtés, l'oncle Stefano semblait minuscule, transpirant sous sa veste trop serrée, les mains crispées sur ses genoux.
- ...elle a l'âge parfait, disait la duchesse. Et les traits. Il suffira d'un bon couturier et de quelques leçons de maintien.
- Elle est vive... un peu trop peut-être... murmura Stefano.
La duchesse leva un sourcil.
- Les rois s'ennuient vite. Ce genre de vivacité pourrait devenir un atout.
Violetta entra sans attendre qu'on l'appelle.
- Qu'est-ce que vous mijotez encore, mon oncle ? Je ne suis pas une figue à vendre au plus offrant.
Le silence se fit. La duchesse tourna la tête, la détailla comme on jauge un objet rare. Puis elle sourit.
- Charmante. Insolente. Parfait.
Violetta croisa les bras, le menton haut.
Elle aurait dû fuir dès cet instant. Mais elle resta. Par curiosité. Par orgueil. Par inconscience, surtout.
Et parce que personne ne lui avait encore parlé du bal royal.
Le lendemain, la robe était prête.
Elle l'attendait sur le paravent de la chambre d'amis, tendue comme une peau étrangère, trop brillante pour être vraie. Violetta la regarda un long moment, les bras croisés, comme si elle espérait qu'en la fixant assez longtemps, elle finirait par disparaître.
- On dirait qu'elle va me dévorer, souffla-t-elle.
- Ne dis pas de bêtises, répondit Maria derrière elle. Elle va te transformer.
La duchesse entra, suivie d'une jeune couturière qui tenait entre ses doigts des rubans et des épingles comme autant de petites armes. Violetta recula d'un pas.
- Vous n'allez pas me faire porter ça.
- Tu vas porter bien pire si tu continues à parler ainsi. Enfile-la.
Elle hésita, puis attrapa le tissu à contre-cœur. Il était plus lourd qu'il n'en avait l'air, brodé de fils d'argent. En glissant les manches, elle sentit le tissu l'envelopper comme une promesse et une menace. Devant le miroir, elle ne se reconnut pas. La fille des marchés avait disparu. À sa place, une noble à la nuque dégagée, au port raide, figée dans un rôle qui n'était pas le sien.
- Pourquoi moi ? demanda-t-elle enfin, sans se retourner.
- Parce que tu es assez jolie pour qu'on te remarque. Assez impolie pour qu'on se souvienne de toi. Et assez idiote pour dire oui, répondit Maria en arrangeant un pli de la jupe.
- Je n'ai pas dit oui.
- Pas encore. Mais tu y vas quand même.
Violetta serra les dents. C'était vrai. Elle aurait pu refuser. Elle aurait pu s'enfuir. Mais il y avait quelque chose dans la voix de la duchesse, une manière de prononcer les mots comme des ordres masqués. Et puis... il y avait cette curiosité qu'elle n'arrivait pas à taire.
Un bal royal. Le roi. Une nuit dans un monde qu'elle n'aurait jamais dû approcher.
Elle baissa les yeux sur ses mains gantées. Elles ne tremblaient pas. Pas encore.
La calèche était tirée par quatre chevaux blancs, trop brillants pour être vrais, comme s'ils sortaient tout droit d'un tableau. Violetta s'assit sans un mot, les mains posées à plat sur ses genoux. La duchesse ne l'accompagnait pas, bien sûr. Il ne fallait pas qu'on les voie ensemble. Tout devait sembler naturel : une jeune noble de province, discrète, envoyée par sa famille pour faire bonne impression. Rien d'autre.
La voiture s'ébranla dans un crissement de roues sur les pavés. Par la fenêtre, la ville défilait lentement, ses toits familiers baignés de crépuscule. Des enfants couraient entre les étals repliés, des rires s'échappaient des tavernes ouvertes, et dans l'air flottait cette odeur chaude de pain, de sueur et de poussière qui faisait battre son cœur un peu plus fort.
Elle n'était pas faite pour ça.
Le palais apparut au détour d'une avenue bordée de statues. Massif, blanc, hérissé de colonnes et de torches. Une foule de voitures s'y pressait déjà, et les silhouettes élégantes descendaient les marches avec des gestes lents et gracieux, comme dans une scène jouée mille fois.
Quand elle posa le pied au sol, son cœur se mit à cogner dans sa poitrine. La robe lui semblait plus lourde. Elle avança, droite, comme on le lui avait appris la veille, le menton légèrement levé, sans regarder personne. Surtout ne pas trébucher. Ne pas parler. Ne pas exister plus que nécessaire.
Mais à peine eut-elle passé les grandes portes du palais que le bruit la frappa.
Le murmure de la noblesse, ce chant sourd et cruel, composé de compliments trop polis, de rires aigus, de regards tranchants. Elle inspira, sentit son estomac se serrer. Des lustres étincelants pendaient au plafond comme des constellations. Les murs étaient recouverts de dorures, les tentures aussi épaisses que des tapis. Elle n'avait jamais rien vu de pareil. Et elle aurait donné n'importe quoi pour être ailleurs.
Un laquais s'approcha, inclina la tête.
- Nom, mademoiselle ?
Elle ouvrit la bouche. Rien ne sortit.
Un instant. Un blanc.
Puis, la voix de Maria, résonnant dans sa mémoire : "Ton nom est Violetta d'Astiano. Née dans les collines de Toscane. Orpheline élevée par des tantes. Dis-le sans trembler."
- Violetta d'Astiano, dit-elle enfin, d'une voix ferme.
Le laquais hocha la tête, nota quelque chose sur une petite tablette de bois. Elle entra.
Le bal battait son plein. L'orchestre jouait une valse lente. Des couples tournaient sous la lumière, des robes virevoltaient, des masques souriaient. Et tout autour, une centaine de regards cherchaient déjà la faille.
Elle avança en silence, longeant les murs, feignant l'assurance. Chaque pas faisait bruire sa robe comme une mer agitée. Elle n'osait pas lever les yeux. Les visages se ressemblaient tous : poudrés, maquillés, figés dans des expressions polies. Des sourires sans chaleur, des yeux sans candeur.
Un serveur passa avec un plateau de coupes. Elle en saisit une, autant pour occuper ses doigts que pour calmer la brûlure dans sa gorge. Le vin pétillait légèrement. Elle but une gorgée, puis une autre, un peu trop vite.
- Vous n'êtes pas d'ici.
La voix venait de sa gauche. Un jeune homme, blond, vêtu d'un habit bleu nuit, la regardait avec curiosité. Il tenait sa coupe comme un accessoire, avec cette désinvolture que seuls les nobles savaient feindre. Elle ne répondit pas. Il s'inclina légèrement.
- Ces bals sont d'un ennui mortel. J'ai parié qu'un invité s'évanouirait avant minuit. Peut-être vous ?
Elle haussa un sourcil.
- Je parierais plutôt sur vous. Vous semblez prêt à mourir d'ennui sur place.
Il éclata de rire, sincèrement.
- Charmant. Mais je suis déjà pris, malheureusement. Le roi exige ma présence.
Violetta sentit une brusque montée d'adrénaline.
- Le roi ?
- Oh, ne vous inquiétez pas, il n'est pas ici. Il aime faire attendre. Il apparaîtra au moment où il aura envie de faire taire tout le monde. Ce qu'il réussit très bien, d'ailleurs. Je suis Andrea, au fait. Comte de Bellano.
- Violetta, dit-elle, se reprenant. Violetta d'Astiano.
Il hocha la tête, curieux, comme s'il tentait de situer ce nom dans une longue liste mentale.
- Toscane ? Ou... Ombrie ?
- Toscane, répondit-elle avec un sourire contrôlé.
Andrea allait répondre quand un son cristallin retentit, au centre de la salle. Un coup bref, presque sec, porté sur le marbre avec la crosse d'une canne. Le silence tomba aussitôt.
Tous les visages se tournèrent.
Lorenzo IV, roi d'Italie, venait d'entrer.
Il ne portait ni couronne, ni cape. Juste un costume noir parfaitement taillé, orné d'un unique rubis sur la boutonnière. Ses cheveux bruns étaient tirés en arrière, et son regard balayait la pièce avec une lenteur amusée, comme s'il observait un théâtre dont il connaissait déjà la fin.
Lorsqu'il passa devant elle, leurs regards se croisèrent une seconde.
Une seule.
Et Violetta, sans comprendre pourquoi, sentit tout l'air quitter ses poumons.