Chapitre 5 Chapitre 5

Chapitre 5 : Fracture

(Point de vue de Maxence)

Elle pleurait encore. Ses larmes coulaient sans bruit, inlassablement, comme si elle avait retenu cette douleur pendant des jours, des semaines peut-être. Je restais debout, figé, le verre de vin encore tiède entre mes doigts. Le rouge profond du liquide semblait presque dérisoire, vulgaire face à la fragilité de ce moment.

Je l'observais en silence. Ses épaules frêles secouées de sanglots, sa respiration hachée. Et moi, impuissant. Toujours impuissant quand il s'agit d'émotions, de sentiments. Je savais manier les armes, diriger des hommes, faire plier des ennemis, mais je ne savais pas quoi faire face à une femme brisée.

Elle leva soudainement les yeux vers moi, rougis, pleins de douleur... et de courage.

- Qu'est-ce que vous attendez de moi ce soir, Maxence ? demanda-t-elle, sa voix brisée mais ferme. Faire l'amour ? Me déshabiller comme si tout cela était normal ?

Le coup me frappa en plein cœur. J'ouvris la bouche, incapable de trouver une réponse immédiate. Mon souffle se coupa un instant. Je portai lentement le verre à mes lèvres pour gagner du temps, faire taire le chaos dans ma tête. Le vin me brûla légèrement la gorge, mais ce n'était rien comparé à la morsure de ses mots.

Je m'apprêtais à parler, à lui dire quelque chose - n'importe quoi - quand elle ajouta d'une voix tremblante :

- Je suis vierge, Maxence. Je n'ai jamais connu un homme.

Le monde s'arrêta de tourner pendant une seconde. Mon cœur loupa un battement.

- Qu... quoi ? soufflai-je, les mots m'échappant maladroitement. Tu... tu veux dire que... tu es...?

Je ne terminais pas ma phrase. Je ne pouvais pas. Mon cerveau tentait de comprendre, de reconfigurer tout ce que je croyais savoir sur elle. Je reculais d'un pas, abasourdi. Mon regard se posa sur elle, sur sa silhouette tremblante au bord du lit, sur ses mains serrées comme pour s'empêcher d'éclater encore plus.

- Je... je ne savais pas, balbutiai-je. Personne ne me l'a dit. Ta mère... elle n'a rien dit.

Une bouffée de honte m'envahit. Un poids dans ma poitrine, une nausée sourde qui me remonta à la gorge. J'avais accepté ce mariage comme un accord, un contrat froid entre deux familles. Mais je n'avais pas mesuré ça. Je n'avais pas voulu savoir, sans doute. Parce que savoir, c'était assumer. C'était se confronter à ce que je devenais.

Je me passai une main sur le visage, la mâchoire serrée. Je me sentais minable. Un homme d'affaires redouté, un tueur sans remords, et pourtant incapable de gérer la vérité d'une jeune fille.

- Aurélia, soufflai-je. Mon Dieu...

Je m'approchai, lentement, prudemment. Elle ne recula pas cette fois, mais elle ne me regardait plus. Elle fixait un point imaginaire sur le tapis, comme si elle voulait disparaître à travers lui.

Je m'agenouillai devant elle, posant doucement le verre vide sur le sol. Ma voix était rauque, incertaine :

- Je ne vais pas te toucher, d'accord ? Je te le promets. Je... ce n'est pas ce que je veux ce soir. Pas après ce que tu viens de me dire.

Je pris une inspiration tremblante.

- Je pensais que tu étais une femme forte, endurcie par les mondanités, préparée à ce genre de vie. On me l'a présentée comme ça... Ta mère m'a vendu cette image. Mais elle a menti, n'est-ce pas ? Elle m'a vendu une image, pas une personne.

Elle ferma les yeux, les larmes continuant leur lente course sur ses joues. Je n'osais pas la toucher, même pas sa main.

- Tu es une enfant, murmurai-je, plus pour moi que pour elle. Et moi, je suis en train de tout gâcher.

Un silence s'installa, mais cette fois, il était différent. Il n'était plus fait de peur, mais de compréhension confuse, d'humanité maladroite. Mon regard s'attarda sur elle, sur ses traits tirés, sur sa gorge nouée, sur cette innocence qu'elle portait comme un fardeau.

Je me redressai lentement et reculai de quelques pas. Je pris un oreiller, une couverture, et allai m'installer sur le canapé de l'autre côté de la pièce.

- Tu peux dormir tranquille, dis-je doucement. Je resterai ici. Je ne bougerai pas.

Elle ne répondit pas. Mais son souffle se fit plus lent, plus régulier.

Et moi, allongé sur ce canapé trop étroit, les yeux fixés au plafond, je compris que pour la première fois depuis longtemps... j'étais bouleversé. Pas par la peur, pas par la haine. Mais par quelque chose de plus dangereux encore : le doute.

Et peut-être... le début d'un sentiment que je n'avais jamais osé nommer.

-Point de vue d'Aurélia-

Je n'arrivais pas à croire ce que je venais d'entendre.

Maxence... avait reculé.

Il s'était levé, il avait pris une couverture et un oreiller, et il s'était installé sur le canapé sans protester, sans insister. Pas un mot de plus. Pas un regard insistant. Rien. Juste... du silence. Et un respect inattendu.

Je restai assise un long moment sur le bord du lit, figée, mes doigts jouant avec le bord de ma robe comme pour m'ancrer dans la réalité. Mon cœur battait toujours à une vitesse affolante, comme s'il n'avait pas encore compris que le danger n'était plus immédiat. Comme s'il attendait encore un geste brusque, un ordre, une main brutale. Mais rien ne venait.

Il m'avait promis qu'il ne me toucherait pas. Et... je le croyais. À ma grande surprise, je le croyais vraiment.

Je me levai lentement, mes jambes tremblaient un peu sous moi. J'attrapai ma robe à deux mains et la fis glisser le long de mon corps, sentant le tissu lourd tomber sur le sol avec un léger froissement. C'était étrange de me retrouver là, dans cette chambre d'hôtel luxueuse, en lingerie fine, alors que rien de ce que j'avais imaginé ne se produisait.

Je ramassai délicatement la robe et la déposai sur le dossier d'un fauteuil. Chaque geste me paraissait irréel, presque cérémonial. Une mariée qui se déshabille seule, sans regard amoureux, sans baiser, sans tendresse. Juste le silence. Juste le froid du vide.

Je tirai les draps du lit et me glissai lentement sous la couette. Le matelas était moelleux, le linge sentait la lavande et le luxe discret. Pourtant, jamais je ne m'étais sentie aussi seule. Aussi vide.

Je tournai la tête, apercevant Maxence allongé sur le canapé. Il était dos à moi. Sa silhouette était tendue, immobile. Il ne dormait pas. Moi non plus.

Je n'aurais jamais imaginé que ma lune de miel ressemblerait à ça. J'avais lu des romans, vu des films, entendu des histoires. L'amour, la passion, l'intimité... tout cela paraissait si lointain, comme un conte appartenant à une autre vie. Ce que je vivais ce soir n'avait rien d'un rêve. C'était tiède. Fade. Une nuit sans couleur.

Mais au fond... qu'est-ce que j'attendais ? Je n'avais pas choisi ce mariage. On me l'avait imposé. J'étais la fille d'une famille ambitieuse, offerte à un homme puissant. Je ne l'aimais pas. Pas encore. Peut-être jamais. Et lui... je l'avais cru cruel. Je l'avais cru capable du pire.

Et pourtant, il m'avait laissée tranquille.

Il aurait pu me prendre de force, comme je le redoutais depuis le début. Il aurait pu ignorer mes larmes, écraser ma volonté, s'imposer dans cette chambre comme dans ma vie. Mais il ne l'avait pas fait.

Et rien que cela... cette simple décision... c'était comme une bouffée d'air. Un répit. Une trêve.

Je me retournai sur le côté, tirant la couverture jusqu'à mon menton. Mes yeux étaient lourds, gonflés par les larmes, mais je sentais quelque chose d'inattendu m'envahir doucement. Ce n'était pas du bonheur. Ce n'était pas de l'amour. Mais c'était... de l'apaisement. Une paix fragile, tremblante, comme un oiseau blessé qui aurait trouvé un abri pour la nuit.

Je ne savais pas ce que demain apporterait. Je ne savais pas ce qu'il attendait de moi à long terme, ni ce que je pourrais lui donner. Mais ce soir... il m'avait laissé exister. Il avait écouté. Il avait reculé.

Et dans cette nuit sans amour, sans désir, il y avait au moins une certitude :

Je n'étais pas une proie. Pas ce soir.

Je fermai lentement les yeux.

                         

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