Chapitre 2 02

Chapitre 3 – Le Poids du Trône

Les jours suivants s'écoulèrent lentement, comme si le rythme habituel de l'hôtel était suspendu à l'écho de la présence du roi. Chiara avait observé, avec une vigilance accrue, les manœuvres politiques qui se déroulaient dans les coulisses du congrès. Des réunions interminables, des alliances temporaires, des sourires forcés et des poignées de main sèches. Elle ne s'en mêlait pas, se concentrant sur la gestion de son hôtel, mais elle ne pouvait s'empêcher de remarquer combien la figure de Raffaele d'Orsini semblait hanter la salle à chaque événement. Il n'était pas là pour participer activement, ni pour donner son avis sur les sujets. Non, Raffaele se contentait d'écouter, de regarder, d'observer. Il avait cette façon de ne jamais intervenir directement, mais de peser sur tout.

Chiara, pour sa part, essayait de le repousser de son esprit. Il n'était qu'un homme parmi tant d'autres, après tout. Mais c'était précisément cette froideur apparente qui la perturbait. Chaque fois qu'elle croisait son regard, elle sentait une sorte de conflit intérieur, une guerre silencieuse qu'elle ne comprenait pas totalement.

Elle se força à l'ignorer, du moins autant que possible. Son rôle d'hôtelière, son indépendance, étaient des lignes rouges qu'elle refusait de franchir. Pourtant, il y avait dans l'attitude du roi quelque chose qui lui rappelait l'isolement de son propre parcours. Les gens comme eux, issus de milieux modestes, s'étaient toujours battus pour leur place dans un monde qui semblait les ignorer. Mais lui, Raffaele, appartenait à un monde qui l'avait porté au sommet avant de le condamner à cette solitude majestueuse.

Les deux se croisèrent de nouveau lors d'un dîner privé organisé par l'un des diplomates. Chiara était derrière le comptoir, s'assurant que les verres étaient remplis, que les mets étaient parfaitement servis, mais une fois de plus, elle sentit ce poids dans l'air. Cette présence de Raffaele, comme une ombre lourde, n'avait rien de rassurant. Il était toujours là, une silhouette imposante, observant et observé, une tête couronnée dans un monde où la couronne était un fardeau autant qu'un privilège.

« Vous ne dansez jamais, n'est-ce pas ? » La question était simple, mais l'intonation de Raffaele trahissait une curiosité sincère.

Chiara se retourna, surprise de l'entendre s'adresser à elle en dehors du cadre formel du congrès. Il se tenait près de la grande fenêtre, ses mains croisées derrière son dos, l'air pensif.

« Je danse quand l'envie me prend. Mais ce n'est pas souvent. » Elle avait répondu presque mécaniquement, sans véritable enthousiasme. Le ton de la conversation semblait déplacé, comme si les mots qu'elle prononçait étaient des obligations, non des échanges.

Il sourit légèrement. Un sourire discret, presque imperceptible, mais qui sembla chasser un instant la froideur qui habituellement l'enveloppait. « Vous semblez plus... libre que ceux qui vous entourent. »

Chiara haussait les épaules, un mouvement naturel, presque imperceptible. « La liberté n'est pas toujours un choix. Parfois, c'est une nécessité. »

Il la regarda, cette fois d'un regard plus intense, comme s'il cherchait à saisir la vérité derrière ses mots. Mais avant qu'il ne puisse répondre, l'un des diplomates s'approcha de lui pour lui poser une question sur les accords commerciaux. Le moment, comme tant d'autres, s'évanouit dans la banalité du protocole.

Chiara s'éloigna, son cœur battant plus fort qu'il ne l'aurait dû. Ce roi, ce monarque tant observé, laissait une trace étrange sur sa conscience. Ce n'était pas l'admiration qu'il suscitait en elle, mais une forme de compréhension silencieuse. Il avait l'air d'un homme épuisé, brisé par les attentes qu'on plaçait sur lui. La couronne, cette chose qui devait le rendre puissant, n'était en réalité qu'un fardeau qu'il portait seul, et il n'avait personne à qui se confier.

Les jours suivants, cette impression ne fit que se renforcer. Chiara, malgré elle, le voyait partout. Pas dans ses mots, pas dans ses actes officiels, mais dans les gestes invisibles, dans les regards échangés par-delà les discours et les silences. Elle commença à l'observer davantage, le suivant du coin de l'œil lorsqu'il circulait parmi les invités, ou lorsqu'il semblait s'éclipser seul dans les jardins de l'hôtel. Il n'y avait rien de majestueux dans ses pas, rien de grandiose dans son allure. Il n'était qu'un homme parmi tant d'autres, habillé d'une robe trop lourde pour lui, trop vieille pour son époque.

Le point de rupture arriva un soir, lors d'une réception en l'honneur des invités internationaux. Les discussions s'étaient envenimées, et un groupe de diplomates s'était éloigné dans une conversation tendue. Chiara, qui avait vu les tensions s'accumuler au fil de la journée, s'approcha de la terrasse où le roi était seul, en retrait. Elle s'arrêta un instant, hésitante, mais quelque chose l'attira inexorablement vers lui.

Raffaele la remarqua presque immédiatement, ses yeux s'ouvrant légèrement, comme s'il ne s'attendait pas à ce qu'elle vienne vers lui.

« Vous devriez rejoindre les autres. » Sa voix était froide, comme si son invitation à rester éloignée n'était qu'une formalité.

Elle s'arrêta un instant, puis répondit d'un ton ferme, mais calme : « Et vous, vous ne vous sentez jamais épuisé par tout cela ? »

Il la fixa sans répondre pendant un long moment, un instant qui sembla suspendu dans le temps. Puis il haussait les épaules, presque imperceptiblement. « Ce n'est pas une question d'épuisement. C'est juste un poids qui ne disparaît jamais. »

Chiara sentit une étrange connexion se tisser entre eux. Pas une connexion romantique, mais une compréhension mutuelle, un partage tacite du fardeau. Peut-être, pensa-t-elle, qu'il n'était pas si différent d'elle, après tout.

« Vous n'êtes pas obligé de porter tout cela seul, vous savez. » Elle avait dit ces mots avant même de pouvoir les retenir. Une brèche involontaire dans sa propre réserve.

Il la regarda, la surprise brièvement passée sur ses traits, puis secoua la tête. « Et qui aurait les moyens de le faire, selon vous ? »

Elle ne répondit pas immédiatement, se contentant de lui offrir un regard franc. Finalement, après un instant de silence, il soupira et se détourna légèrement, comme s'il ne voulait pas prolonger cette conversation.

« Peut-être qu'un jour, vous le comprendrez. »

Et sur ces mots, il s'éloigna, laissant Chiara seule avec l'écho de ses paroles.

Chapitre 4 – Les Murs de Valdirosa

Le temps semblait se dilater dans l'hôtel ces jours-là, comme si le monde extérieur se résumait à l'alternance des repas, des conférences et des brèves rencontres avec des figures royales et politiques. Chiara n'était plus que spectatrice de ce bal étrange, où chaque geste semblait calculé, chaque sourire préfabriqué, et chaque regard pesé. L'arrivée du roi, avec sa stature imposante et son silence lourd de significations, avait secoué les fondations de cet univers pourtant si ordonné.

Elle avait cru que les choses se stabiliseraient après ce dîner tendu sur la terrasse. Mais plus le temps passait, plus la distance entre elle et Raffaele semblait se réduire, bien que leurs échanges soient rares, et toujours marqués par un poids de non-dits. Il n'était pas un homme que l'on pouvait ignorer, et Chiara l'avait compris bien plus vite qu'elle ne l'aurait cru.

Un jour, alors qu'elle était en train de vérifier la salle de réception pour le banquet de gala du lendemain, elle aperçut Raffaele seul, debout devant une grande fenêtre, son regard perdu dans les lointains horizons des montagnes de Valdirosa. Il semblait fragile à cet instant, comme si les murs de son royaume se refermaient lentement sur lui. Elle s'approcha, curieuse malgré elle. Il ne la remarqua pas immédiatement, si bien que son silence semblait prolonger cette séparation entre eux. Chiara se demandait parfois s'il n'était pas, au fond, plus solitaire qu'elle ne l'était elle-même.

Enfin, il tourna la tête et, voyant sa présence, un léger sourire passa sur ses lèvres. C'était un sourire sans chaleur, mais qui restait suffisamment honnête pour que Chiara n'éprouve ni gêne, ni crainte. Une invitation silencieuse à parler, mais sans promesse d'intimité.

« Vous aimez ces vues », remarqua Chiara en le rejoignant près de la fenêtre. La lumière du soir était douce, baignait la pièce d'une lueur presque irréelle.

Raffaele acquiesça, mais ses yeux se perdirent à nouveau dans les montagnes. « Elles sont la seule chose ici qui ne me rappelle pas constamment ce que j'ai perdu. » Sa voix, habituellement si assurée, tremblait légèrement sous l'effet de la vulnérabilité qu'il laissait filtrer. Il ne semblait pas chercher à se protéger, comme s'il avait choisi, pour un instant, d'abandonner sa garde.

Chiara, prise au dépourvu par la sincérité de son observation, se contenta de le regarder en silence. La façon dont il parlait de « perdre » résonnait douloureusement dans son esprit. Et pourtant, elle savait qu'il parlait de la lignée royale, de la succession qui n'arriverait probablement jamais. La lignée d'Orsini, ce fardeau aussi lourd que la couronne qu'il portait, semblait s'éteindre à petit feu.

Elle n'était pas une naïve, mais dans cet instant précis, elle comprit quelque chose de fondamental : Raffaele d'Orsini n'était pas le roi froid et distant qu'elle pensait avoir rencontré. Il n'était pas qu'un homme pris dans un jeu de pouvoir. Il était aussi, comme tant d'autres, un homme privé de l'essentiel : la possibilité d'un futur. Un futur dont il n'avait même pas la certitude de pouvoir offrir à son peuple.

Les mots qu'il avait prononcés flottèrent un moment dans l'air, avant qu'elle n'ose briser ce silence pesant.

« Vous êtes plus que ce que vous montrez. » Les mots s'échappèrent d'elle, comme une vérité qu'elle n'avait pas planifiée, mais qui semblait s'imposer dans l'instant.

Raffaele tourna lentement la tête pour la regarder. Cette fois, il ne répondit pas immédiatement. Au lieu de cela, il se détourna et, après un long moment de réflexion, dit d'un ton presque imperceptible : « Peut-être. Ou peut-être que vous ne voyez que ce que vous voulez bien voir. »

Chiara ne sut pas quoi répondre. Elle ressentait un trouble étrange. Peut-être qu'elle avait raison, qu'elle voyait effectivement plus que le roi stérile qui se cachait derrière son masque d'indifférence et de distance. Mais peut-être, aussi, que sa propre vision n'était que le reflet d'une projection inconsciente de ses propres désirs.

Elle s'apprêtait à parler, à poser une nouvelle question, mais il fit un pas vers la porte.

« La journée est presque terminée. Je pense qu'il serait mieux de ne pas prolonger cette conversation. »

Chiara, bien qu'étonnée par la soudaineté de son départ, acquiesça d'un mouvement de tête. Elle se sentait partagée, déstabilisée. Elle savait que cette rencontre, tout comme toutes les autres, laissait un vide. Un vide qu'elle ne comprenait pas entièrement, mais qu'elle ressentait de plus en plus intensément.

Raffaele s'éloigna, laissant derrière lui une lourde impression qui persistait bien après qu'il eut disparu derrière les portes du grand hall. Chiara s'assit un moment dans l'ombre de la pièce, son esprit noyé dans des réflexions contradictoires. Elle comprenait que quelque chose entre eux était en train de se tisser. Peut-être n'était-ce pas de l'amitié, ni de l'attraction simple. Non, cela allait au-delà, bien au-delà de ce qu'elle avait imaginé. Mais cette force, aussi tenace soit-elle, semblait condamnée à l'échec, à cause de l'héritage qu'il portait sur ses épaules.

Les semaines suivantes, les rencontres entre Chiara et Raffaele devinrent plus fréquentes, mais toujours furtives, comme des échanges sous haute tension, marqués par cette compréhension tacite qu'aucun des deux ne pouvait vraiment dépasser le cadre imposé par leurs positions respectives. Elle savait désormais qu'il était un roi, et lui savait qu'elle était une simple hôtelière. Mais au-delà de leurs rôles, il y avait cette relation naissante, inévitable, qui défiait la logique de leur monde.

Le banquet de gala approchait à grands pas, et tout ce que Chiara avait soigneusement orchestré pour cette occasion allait prendre une nouvelle dimension. À travers les danseurs et les invités aristocrates, une autre danse se préparait, bien plus complexe et subtile : celle entre deux âmes perdues, qui cherchaient, chacune à sa manière, à sortir de l'ombre du poids du monde. Et au centre de cette danse se trouvait Raffaele d'Orsini, roi et prisonnier de sa propre royauté. Et Chiara, la rebelle silencieuse, qui refusait d'accepter sa propre place dans un monde régi par des codes qu'elle rejetait.

Mais l'histoire n'était jamais aussi simple que de savoir qui détenait le pouvoir. Dans cette salle de bal, dans ces moments suspendus, c'était la fragilité de deux êtres, liés par le destin et par la lourde charge d'un héritage impossible, qui serait révélée.

            
            

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