Chapitre 5 Les flammes dans l'ombre

Élise, les pensées lourdes, marchait à travers les rues animées du marché local. Pour une fois, elle avait décidé de s'éloigner de l'atelier d'Antoine et de ses secrets étouffants. Elle avait besoin d'un moment pour respirer, pour réfléchir. Pourtant, au fond d'elle, elle savait qu'elle n'échapperait pas longtemps aux ombres de son enquête.

Le marché était bruyant, empli de voix, de rires et de l'odeur de poisson fraîchement pêché. Les étals regorgeaient de fruits colorés, d'objets artisanaux et de bibelots marins. Une femme âgée criait pour attirer les clients à son stand de confitures faites maison, tandis qu'un jeune garçon, un panier sous le bras, courait entre les passants en criant des salutations joyeuses.

C'est là qu'elle croisa Mireille, une vieille amie de sa mère, connue pour être un pilier de commérages dans la communauté.

- Eh bien, Élise ! dit Mireille, son visage illuminé d'un sourire malicieux. Tu es devenue une vraie étrangère ! Cela fait un moment que je ne t'ai pas vue. Toujours aussi jolie, ma chère.

- Bonjour, Mireille, répondit Élise en tentant un sourire. Je suis... occupée, ces derniers temps.

Mireille plissa les yeux, comme si elle lisait dans son âme.

- Oui, ça se voit. Tu n'as pas l'air tranquille. Quelque chose te tracasse ? Tu sais, je suis toujours là si tu as besoin de parler.

Élise hésita un instant. Devait-elle essayer d'extraire des informations de Mireille ? La vieille femme semblait toujours avoir une oreille dans chaque maison de Rivemarine.

- Est-ce que vous avez entendu parler de... quelque chose d'étrange au port ces derniers temps ? demanda-t-elle prudemment.

Mireille pencha la tête, intriguée.

- Étrange, dis-tu ? Eh bien, il y a toujours des rumeurs, ma chérie. Il paraît qu'un homme a été vu autour du hangar abandonné. On dit qu'il ne vit pas ici... Peut-être un étranger.

- Un étranger ? Vous savez qui c'est ?

Mireille haussa les épaules avec un sourire énigmatique.

- On dit beaucoup de choses, Élise. Mais fais attention. Quand les vagues sont trop calmes, c'est souvent là qu'arrive la tempête.

Élise quitta le marché avec un mélange de frustration et de curiosité. Mireille n'était peut-être qu'une commère, mais ses paroles résonnaient étrangement.

Au lieu de rentrer directement chez elle, elle fit un détour par la bibliothèque de Rivemarine. C'était un bâtiment ancien, presque oublié par les habitants modernes, mais Élise avait toujours aimé y chercher du réconfort parmi les livres poussiéreux.

La bibliothécaire, Benoît, un homme discret avec des lunettes rondes et une voix douce, la salua poliment.

- Élise. Quelle surprise. Que puis-je faire pour toi aujourd'hui ?

- Bonjour, Benoît. Je cherche... des cartes anciennes. Des cartes maritimes, pour être précise.

Benoît lui jeta un coup d'œil curieux mais ne posa pas de questions. Il guida Élise vers une étagère remplie de vieux rouleaux et livres cartographiés.

- Ces cartes datent pour la plupart du siècle dernier. Peut-être que tu trouveras ce que tu cherches ici, dit-il en la laissant seule.

Élise parcourut les cartes pendant de longues minutes jusqu'à ce qu'une en particulier attire son attention. Elle montrait les routes maritimes autour de Rivemarine et des ports voisins, mais ce qui la frappa, c'était une annotation à peine lisible près du port de Valmont : "Zone rouge. Danger. Gardiens."

Elle fronça les sourcils. Que signifiait cette mention ? Elle nota mentalement de revenir plus tard pour étudier cette piste.

En sortant de la bibliothèque, Élise tomba nez à nez avec Jean-Luc, un ancien camarade de classe de son école secondaire. Il portait une casquette sale et un uniforme d'ouvrier, et son visage affichait ce sourire jovial qu'elle lui connaissait bien.

- Élise ! Ça alors, quelle surprise ! s'exclama-t-il.

Elle esquissa un sourire forcé, peu d'humeur à discuter avec un vieil ami.

- Salut, Jean-Luc. Comment ça va ?

- Oh, tu sais, le boulot, les enfants, tout ça... Et toi, alors ? J'ai entendu que tu enquêtes sur... des trucs au port ?

Élise sursauta légèrement.

- Qui t'a dit ça ?

- Oh, tout le monde parle de toi, répondit-il avec un clin d'œil. Tu sais, petite ville, grandes oreilles.

Cette remarque la mit mal à l'aise. Était-elle surveillée de près ?

Plus tard dans la soirée, Élise décida de retourner dans le hangar où elle avait trouvé la caisse. Elle avait pris soin de s'assurer qu'elle n'était pas suivie, mais une sensation d'être épiée ne la quittait pas.

Elle pénétra dans l'obscurité et alluma une petite lampe de poche. À sa grande surprise, le hangar semblait avoir été nettoyé. Les caisses avaient disparu, et le sol portait des traces récentes de déplacement.

Un bruit derrière elle la fit se figer.

- Vous ne devriez pas être ici, dit une voix grave.

Élise se retourna rapidement pour faire face à un homme qu'elle n'avait jamais vu auparavant. Il était grand, imposant, et portait une veste en cuir usée. Son regard était perçant, presque menaçant.

- Qui êtes-vous ? demanda-t-elle d'un ton ferme, bien qu'elle sente son cœur battre à tout rompre.

L'homme esquissa un sourire en coin.

- Juste quelqu'un qui passe un message. Restez loin de cette affaire. Ce n'est pas votre guerre.

Avant qu'elle ne puisse répondre, l'homme disparut aussi rapidement qu'il était apparu, la laissant seule dans l'obscurité.

De retour chez elle, Élise s'effondra dans son fauteuil. Les visages, les mots et les mystères tournaient dans son esprit, formant une spirale qui semblait n'avoir ni début ni fin. Antoine, Mireille, Benoît, Jean-Luc, et maintenant cet inconnu... Tous semblaient liés, d'une manière ou d'une autre, aux secrets de Rivemarine et à la disparition de Thomas.

Elle savait qu'elle s'approchait dangereusement de la vérité. Mais une part d'elle commençait à se demander si elle était prête à affronter tout ce que cette vérité impliquait.

Rivemarine s'éveillait sous un ciel incertain. Les vagues, habituellement tranquilles, semblaient porter en elles une agitation étrange, comme si la mer elle-même était au courant des secrets que Élise cherchait à déterrer. L'esprit encore alourdi par ses découvertes récentes, elle décida de se rendre à un endroit où elle pourrait réfléchir. C'est ainsi qu'elle se retrouva sur la jetée, là où tout avait commencé avec Samuel.

Samuel, cet homme rongé par des regrets qu'il n'avait jamais vraiment expliqués, demeurait une pièce essentielle du puzzle. Elle savait qu'il détenait des réponses, mais jusqu'à présent, il n'avait révélé que des fragments, des indices flous qui lui laissaient plus de questions que de certitudes. Pourtant, elle était convaincue qu'il y avait une partie de lui qui voulait l'aider – une partie qui portait un poids trop lourd pour être supporté seul.

En avançant vers la jetée, Élise aperçut Samuel assis sur un banc en bois, les coudes posés sur ses genoux et son regard fixé sur l'horizon. Il semblait perdu, comme une ombre de lui-même. Elle hésita un instant, puis s'approcha doucement.

- Samuel, dit-elle, sa voix trahissant une émotion qu'elle n'avait pas prévu.

Il leva la tête et l'observa un instant avant de répondre.

- Je savais que tu viendrais, murmura-t-il.

Élise prit place à côté de lui, le silence s'étendant comme une brume entre eux. Elle attendit qu'il parle, mais il semblait lutter contre ses propres démons, ses doigts jouant nerveusement avec un pendentif qu'il portait autour du cou – une étoile en argent, identique à celle de Thomas.

- Ce pendentif, dit-elle finalement. Où l'as-tu eu ?

Samuel la regarda un instant, puis baissa les yeux.

- C'était... un cadeau, murmura-t-il. De Thomas. Avant que tout n'arrive.

Ces mots frappèrent Élise comme un coup.

- Tu connaissais Thomas ? demanda-t-elle, la voix tremblante.

Samuel hocha la tête, mais il ne répondit pas immédiatement.

- Nous avons travaillé ensemble... pendant un moment. Mais je ne lui ai jamais dit... pourquoi j'étais vraiment là.

- Pourquoi tu étais là ? répéta Élise.

Samuel inspira profondément, comme s'il rassemblait le courage de dire ce qu'il avait gardé en lui si longtemps.

- Je n'étais pas un simple marin, Élise. Mon rôle était... autre chose. Je surveillais, je rapportais. Les gens pour qui je travaillais avaient des intérêts... dans ce que transportait le Lune de mer. Mais je n'avais pas prévu que Thomas se retrouverait au milieu de tout ça.

Élise sentit son cœur s'emballer.

- Qu'est-ce que vous transportiez ?

Samuel secoua la tête.

- Je ne savais pas exactement. Je n'étais pas autorisé à savoir. Mais j'ai vu des choses... des caisses avec des symboles étranges, des documents que je ne pouvais pas comprendre. Et Thomas... Thomas a vu quelque chose qu'il n'aurait jamais dû voir.

Samuel semblait pris par un tourbillon d'émotions qu'il ne pouvait contenir.

- Ils ne voulaient pas de témoins, Élise. Ils ne voulaient pas de gens qui posaient des questions.

- Tu parles de qui ? Qui sont "ils" ?

- Des gens puissants. Des gens qui contrôlent plus de choses que tu ne peux imaginer.

Samuel s'arrêta, les yeux remplis de regret.

- Je n'ai rien fait pour l'aider. J'aurais dû. Mais je n'ai rien fait.

Le silence entre eux devint presque insupportable. Élise sentait une vague de colère et de tristesse l'envahir, mais elle savait qu'elle ne pouvait pas abandonner.

- Alors pourquoi tu m'aides maintenant ? demanda-t-elle enfin.

Samuel leva les yeux, son regard planté dans le sien.

- Parce que tu es comme lui, répondit-il doucement. Tu veux la vérité, même si elle te fait mal.

Ces mots laissèrent Élise sans voix.

Samuel se leva brusquement, brisant le moment.

- Il y a quelqu'un à Valmont, dit-il. Quelqu'un qui pourrait t'aider. Mais fais attention, Élise. Tu joues avec des flammes.

Élise resta un moment seule sur la jetée, regardant les vagues éclater contre les rochers. Elle savait qu'elle ne pouvait pas ignorer ce que Samuel venait de lui dire. Il lui avait donné une nouvelle piste, mais il lui avait aussi offert un aperçu de ses propres combats internes, de sa culpabilité qui le dévorait.