Chapitre 4 Chapitre 4

Elle n'avait jamais cru aux rumeurs. Pourtant, ce matin-là, Camille se retrouva à écouter des murmures qui, peu à peu, prenaient forme en une vérité qu'elle n'avait jamais voulu entendre. Le jour avait à peine commencé, l'air frais de l'extérieur glissant à travers les fenêtres entrouvertes, mais quelque chose d'irréel flottait autour d'elle, comme une atmosphère lourde prête à se briser. Elle n'avait pas cherché à écouter. Les discussions de cuisine entre les domestiques avaient été, jusqu'ici, des bruits de fond.

Mais cette fois, un mot, une phrase glissée entre deux éclats de rire, capta son attention.

« Il a changé, tu sais. Il n'était pas comme ça avant. »

Camille se tourna discrètement, son regard s'attardant sur la silhouette de l'une des servantes, visiblement gênée par sa propre confession. Le visage de la jeune femme se ferma rapidement quand elle s'aperçut que Camille l'écoutait, mais il était trop tard. Les mots étaient lâchés. Camille se rapprocha subtilement, feignant l'indifférence. Chaque geste, chaque respiration semblait désormais plus lourde, comme si un secret trop lourd venait d'être effleuré. Elle le savait, elle sentait au fond d'elle qu'il y avait bien plus derrière le mur d'indifférence de Bastien que ce qu'il voulait laisser croire.

Elle n'avait pas eu l'intention de chercher. Mais quand elle croisa le regard de l'une des autres employées, un léger tremblement dans la voix de cette dernière lui fit comprendre qu'elle pourrait obtenir plus d'informations. Elle s'approcha, décidée.

« Qu'est-ce que vous voulez dire par là ? » demanda Camille, sa voix calme mais teintée d'une insistance qu'elle n'avait pas cherchée à rendre évidente.

La jeune femme s'arrêta, une hésitation visible traversant ses traits. Elle se tourna furtivement, vérifiant que personne ne les écoutait, avant de murmurer d'une voix à peine audible.

« Il était... différent avant l'incident. Avant tout ça. C'était quelqu'un de... plus vivant. Il n'était pas cet homme froid. »

Camille se pencha légèrement en avant, suspendue aux lèvres de la servante, mais celle-ci se tut immédiatement, ses yeux cherchant à éviter le contact. Elle secoua la tête comme si elle se rendait compte qu'elle venait d'en dire trop. Camille, pourtant, ne pouvait pas s'arrêter à cette simple bribe d'information. Il fallait qu'elle sache. Il fallait qu'elle comprenne ce qui avait fait de Bastien cet homme distant, presque inaccessible.

« Qu'est-ce qui s'est passé ? » Camille insista, son ton plus direct, mais sans briser la douceur qui se dégageait de ses paroles.

« Je ne devrais pas parler de ça, » répondit la servante, mais il y avait dans sa voix une lueur de curiosité cachée, comme si elle-même ne pouvait plus contenir l'envie de révéler ce qui était enfoui. Elle baissa la tête, prenant une inspiration profonde avant de souffler : « C'était une femme. Une autre femme. Une histoire qui a tout changé. »

Ces mots, simples en apparence, frappèrent Camille de plein fouet. Une femme. Bastien avait aimé une autre femme, et tout cela avait été brisé d'une manière qui, apparemment, ne se réparait jamais. Mais quelque chose dans le ton de la servante lui disait que ce n'était pas une simple séparation, un simple chagrin d'amour. Non, il y avait quelque chose de plus sombre, quelque chose qui le marquait encore aujourd'hui.

« Il ne s'en est jamais remis, vous savez, » ajouta la servante en baissant les yeux. « Il a changé depuis... cette nuit. »

Camille se sentit envahie par un mélange de compréhension et d'inquiétude. Il y avait plus là. Il y avait une profondeur dans l'histoire qu'elle ne comprenait pas encore. Une nuit. Quelque chose d'inexprimable semblait planer autour de cette simple mention. Mais avant qu'elle ne puisse poser plus de questions, la servante tourna les talons, emportant son silence avec elle.

Rien dans la maison ne semblait plus aussi familier, plus aussi sûr. Chaque pièce, chaque murmure semblait porter un poids nouveau, une connaissance qui effleurait les bords de la vérité sans jamais y plonger complètement. Camille se retrouva seule, désemparée, avec cette nouvelle information. Mais elle savait maintenant que son propre rôle dans cette histoire ne pouvait plus être aussi simple qu'elle l'avait imaginé. Les secrets s'empilaient autour de Bastien, comme des murs invisibles qui se dressaient entre eux, et elle devait comprendre ce qui se cachait derrière tout cela.

Elle se dirigea vers l'une des pièces qu'elle n'avait pas encore explorées, l'esprit toujours en proie aux révélations qu'elle venait d'entendre. En ouvrant la porte, elle s'arrêta. La lumière pâle d'un après-midi sans éclat inondait la pièce, mais c'était l'odeur d'une vieille fragrance, d'un parfum qu'elle ne connaissait pas, qui lui fit froncer les sourcils. Elle avança d'un pas, et sur la table, un objet attira son attention. Un livre. Un carnet, peut-être. Un objet soigneusement laissé en dehors de la vue de tout visiteur, comme une porte fermée à clé qu'il n'était pas censé ouvrir.

Elle s'en empara, ses mains tremblant légèrement alors qu'elle feuilletait les pages. Ce n'était pas un simple journal intime. C'était plus que cela. Des croquis. Des mots griffonnés à la hâte, des dessins qui semblaient aussi fugaces que les pensées d'un homme en proie à ses propres démons. Au fur et à mesure qu'elle tournait les pages, elle distingua un dessin qui la fit s'arrêter net. C'était lui. Bastien. Mais il n'était pas seul. Une silhouette se tenait près de lui, une silhouette féminine, floue, presque invisible, mais présente. Une ombre de femme. Une silhouette qu'il avait aimée avant tout cela.

Et soudain, tout se fit plus clair. Ce n'était pas simplement une rupture. C'était quelque chose de plus profond, quelque chose qui avait marqué son âme d'une manière qu'aucun mot n'aurait pu rendre. Ce n'était pas une simple trahison. C'était une perte qui l'avait défini.

Camille ferma le carnet, son esprit maintenant assiégé par une vérité qu'elle n'était pas prête à affronter. Bastien n'était pas seulement un homme brisé par une histoire d'amour. Il était un homme hanté par quelque chose de bien plus complexe, quelque chose qui ne demandait qu'à éclater au grand jour. Mais elle le savait, elle devait y faire face. Elle ne pouvait pas fuir. Pas maintenant.Bastien avait insisté. Camille n'avait pas eu le choix. Une soirée imprévue avec des connaissances de longue date, des gens que Bastien connaissait trop bien, l'avait obligée à prendre un rôle qu'elle n'était pas prête à jouer. Pourtant, ce soir-là, alors que la limousine s'éloignait de la propriété, Camille savait qu'il n'y avait plus de retour en arrière possible. Elle n'avait jamais pensé qu'une simple sortie pourrait la propulser dans une situation aussi tendue, aussi artificielle.

Bastien, implacable, avait précisé les règles du jeu dès le départ. « Reste proche de moi. Pas de distance. Pas de failles. » Il n'y avait pas de place pour l'hésitation. Ni pour l'erreur. Camille avait hoché la tête, l'estomac noué. Ce rôle, ce masque qu'ils devaient porter, ne ferait qu'accentuer la distance qu'elle ressentait déjà entre eux. Mais les circonstances étaient là, implacables, comme tout ce qui entourait cet homme mystérieux qu'elle commençait à peine à connaître.

Arrivés au lieu de la rencontre, un cadre somptueux où les invités affluaient comme des ombres élégantes, elle se rendit vite compte que Bastien n'était pas là pour passer inaperçu. Il se mouvait parmi les invités avec l'assurance d'un loup en terrain familier. Camille, quant à elle, était une étrangère dans ce monde qu'elle ne comprenait pas encore tout à fait, mais qu'elle sentait profondément ancré dans l'identité de l'homme qu'elle accompagnait. Le regard des autres se posa rapidement sur eux, et sans le moindre mot, elle sentit l'ombre de la curiosité et du jugement s'abattre sur elle.

« Camille, voici mes vieux amis. Vous devez être ravie de faire leur connaissance, » dit Bastien, son ton mesuré, presque détaché. Il la présenta avec la même indifférence froide qu'il affichait lorsqu'il parlait de ses affaires. Un couple qu'ils avaient connu dans un passé lointain, des noms qui, bien que familiers dans l'ombre des rumeurs, ne faisaient aucune impression sur elle.

Les échanges étaient polis, presque vides de sens. Camille se sentit comme une spectatrice de sa propre vie, en proie à des sourires forcés et à des gestes figés. Bastien était un maître de la dissimulation, et il semblait avoir établi une frontière invisible entre lui et le reste du monde, celle qu'elle peinait à franchir, comme une porte dont la clé lui échappait. Elle devinait bien que cette rencontre n'était pas anodine pour lui. Peut-être que ces gens-là détenaient des pièces du puzzle qu'il avait décidé de garder cachées.

Tout à coup, une question de l'un des invités fit sursauter Camille, brisant l'apparente tranquillité de la soirée. Un regard furtif échangé entre Bastien et un homme à l'air sévère suffisa pour que la conversation prenne un tour inattendu.

« Alors, Camille, » dit l'homme, un sourire un peu trop forcé pour être naturel, « comment vous êtes-vous rencontrés ? »

L'insistance dans la question, la façon dont l'homme analysait chaque détail de son apparence, la dérangea immédiatement. Bastien, toujours aussi impassible, se contenta de la regarder, l'invitant silencieusement à répondre. Camille eut un instant de panique, mais elle s'efforça de maîtriser sa nervosité, comme un acte de survie. C'était ce qu'il attendait. Elle l'avait compris.

« Une rencontre... inattendue, » répondit-elle, ses mots pesés, soigneusement choisis. Elle avait beau répondre avec une certaine grâce, la tension était palpable. Il y avait quelque chose de lourd, de non dit, dans cette réunion qui échappait encore à sa compréhension.

Bastien prit sa main sans un mot, une attention qui pouvait sembler tendre, mais qui, pour elle, ne faisait qu'ajouter un poids à la situation. Un geste simple, presque calculé, mais ce n'était pas la tendresse qui se dégageait de son geste, mais l'emprise qu'il exerçait sur elle à chaque instant. La soirée continua ainsi, pleine de sourires forcés et de regards insistants, mais tout ce que Camille pouvait percevoir, au-delà de l'ombre des mots échangés, était le profond malaise qui s'insinuait entre eux. Le rôle qu'ils jouaient, tous les deux, était celui d'un couple qui s'aimait, mais la réalité était tout autre. Et elle le savait. Bastien le savait aussi.

À un moment donné, un éclat de rire un peu trop vif, un regard un peu trop scrutateur, fit monter la tension entre eux d'un cran. Elle remarqua que Bastien, souvent calme et réservé, se durcissait à chaque phrase. Un éclat dans ses yeux, une froideur qui se faisait de plus en plus évidente, la fit réaliser que ce qui semblait être une simple rencontre sociale dissimulait bien plus.

Elle n'avait jamais vu Bastien aussi tendu, aussi distant. Il répondait de manière sèche à chaque question, son regard fuyant parfois, comme si les mots qu'il prononçait lui échappaient. Mais Camille savait maintenant qu'il n'agissait pas seulement pour eux deux, mais aussi pour protéger quelque chose d'encore plus profond. Ses cicatrices invisibles, celles dont il ne parlait jamais, se manifestaient dans la crispation de sa mâchoire, dans la froideur de ses gestes.

Elle s'éloigna un instant de lui, essayant de retrouver un peu d'espace personnel dans cet univers étouffant. Mais les regards pesants, les chuchotements furtifs, la suivirent comme des ombres. Elle se demanda si ce rôle de couple qu'ils jouaient n'était pas la seule manière pour Bastien de se protéger, de garder ses démons à distance, de masquer cette part de lui-même qui le rendait vulnérable. Un homme au cœur marqué, un loup en terrain hostile.

Mais à mesure que la soirée avançait, elle commençait à comprendre. C'était peut-être cela. Peut-être que derrière cette froideur, cette façade, il y avait autre chose. Un homme qui avait besoin de cette façade, qui avait besoin de ce rôle qu'ils jouaient pour survivre. Et si Camille était prête à franchir cette ligne, elle devait d'abord comprendre pourquoi il portait ce masque si impitoyable.

La soirée toucha finalement à sa fin, mais elle laissa derrière elle une sensation de malaise. La façade avait tenu, mais de justesse. Bastien l'avait conduite à la sortie, sans un mot, le regard tourné vers l'horizon. Elle savait que ce soir-là, leur relation n'était plus simplement une histoire de couple. C'était une histoire d'armures et de démons, un jeu dangereux, et tout cela n'était que le début.

À mesure que les jours passaient, Camille commença à percevoir l'ampleur des attentes que Bastien et son entourage plaçaient sur elle. Tout ce qu'elle avait imaginé à propos de sa relation avec lui semblait se révéler plus complexe, plus contraignant. La soirée avec ses connaissances n'avait été qu'un prélude, un test silencieux de sa capacité à s'adapter à un monde qu'elle ne comprenait pas encore totalement. Mais ce monde, désormais, avait une emprise sur elle, plus forte qu'elle ne l'aurait cru.

Bastien, si attentif à son apparence, à son rôle dans la société, ne laissait que peu de place à l'incertitude. Chaque mot qu'il prononçait, chaque geste qu'il faisait, semblait calculé, maîtrisé. Camille, qui se sentait déjà vulnérable dans cet univers rigide, comprit qu'elle était devenue une pièce du jeu qu'il dirigeait avec une précision implacable. Ce qu'il attendait d'elle allait bien au-delà des apparences, au-delà des simples gestes sociaux. Elle n'était plus seulement l'initiée dans ce monde étrange ; elle en était maintenant un élément central, une figure clé dans un puzzle dont les pièces restaient à assembler.

Il y avait la pression constante de maintenir une image, de jouer un rôle. Un rôle qui, peu à peu, commençait à empiéter sur sa propre identité. Camille ressentait, chaque jour un peu plus, l'écrasante responsabilité de son comportement. Ses actions n'étaient plus seulement les siennes ; elles étaient désormais scrutées, analysées par ceux qui observaient les moindres de ses gestes, cherchant à tout prix à déceler la moindre faille.

Et Bastien, dans cette danse silencieuse de pouvoir et de contrôle, était celui qui la guidait, mais sans jamais vraiment lui offrir la liberté d'agir à sa manière. Il se montrait parfois protecteur, mais derrière cette façade se cachait une attente silencieuse qu'elle ne pouvait ignorer. Il lui faisait comprendre, par ses regards appuyés, ses silences lourds de sens, que son rôle était crucial, que chaque erreur ou faux pas risquait de tout faire basculer. Camille n'était plus qu'une marionnette, avec des fils invisibles qu'elle ne savait même pas comment couper.

Les conversations avec les domestiques de la maison, qui parfois laissaient échapper des bribes d'informations sur le passé de Bastien, étaient devenues des moments de réflexion et de confusion. Camille commençait à saisir les contours d'un homme marqué par un passé qu'il refusait d'évoquer. Les murmures étaient parfois lourds, porteurs de secrets qu'elle n'osait pas déterrer, mais qui la hantaient de plus en plus.

Les attentes, invisibles mais palpables, semblaient se tisser autour d'elle comme une toile d'araignée. Camille ne pouvait pas se soustraire à cette pression croissante. Ce n'était pas simplement l'image qu'elle devait maintenir, mais une promesse silencieuse qu'elle devait respecter. Promesse de jouer son rôle, de se conformer aux exigences tacites d'un monde où les apparences comptaient plus que tout.

Bastien, d'ailleurs, ne semblait jamais se départir de ce fardeau. Son visage, toujours fermé, masquait une intensité qu'elle avait du mal à saisir, comme si chaque sourire, chaque mot, chaque mouvement était soigneusement pesé. Il n'était pas l'homme qu'il paraissait être, et chaque instant passé à ses côtés laissait entrevoir un peu plus de la profondeur de ses blessures. Mais ces blessures, bien que palpables, étaient des secrets qu'il n'était pas prêt à partager.

Pour Camille, la pression devenait de plus en plus difficile à supporter. Elle se sentait prise dans une danse macabre, un ballet où chaque mouvement pouvait la trahir. La peur de décevoir, de ne pas être à la hauteur, de briser cette façade qu'elle avait construite, l'étouffait peu à peu. Elle était prise au piège, dans un rôle qu'elle n'avait pas choisi, mais qui semblait désormais indissociable de sa propre existence.

Elle ne savait pas encore jusqu'où tout cela la mènerait, ni si elle serait capable de répondre aux attentes qu'on avait placées sur elle. Mais une chose était certaine : ce n'était pas un simple jeu de pouvoir. Il y avait quelque chose de plus profond, de plus dangereux, dans cette relation avec Bastien. Un lien qui se tissait dans l'ombre, entre les attentes qu'il nourrissait et les siens propres. Un lien qui, plus elle y pensait, plus elle sentait qu'il pourrait la détruire à petit feu.

            
            

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