Chapitre 5 5

Elle se retourna brusquement. Lucas se tenait là, vêtu de son éternelle chemise légèrement retroussée aux manches, les yeux brillants d'une excitation qu'elle ne comprenait pas tout de suite.

- Quoi ?!

- Je peux aider. Dites-moi quoi faire.

Elle ouvrit la bouche pour protester – c'était insensé, il ne connaissait rien à la cuisine professionnelle – mais elle n'eut pas le temps.

- Il sait cuisiner ?! cria Ruben en s'arrachant les cheveux.

- Je sais me débrouiller, répondit Lucas avec un sourire en coin.

Emma hésita. Ils n'avaient pas le luxe de refuser une paire de mains supplémentaires.

- Ok. Suis-moi.

Elle l'entraîna vers un plan de travail inoccupé, lui attrapa un tablier qu'elle lui balança.

- Mets ça.

Il obéit sans poser de questions.

- Je peux te faire confiance sur quoi ? demanda-t-elle en nouant elle-même son tablier plus serré.

- J'ai grandi dans un bistrot. Je peux gérer des découpes, surveiller des cuissons simples.

Elle le fixa une seconde de plus, cherchant à évaluer s'il plaisantait. Il avait l'air sérieux.

- Bien. Tu vas préparer les garnitures et surveiller les cuissons des viandes. Ruben te dira lesquelles. Si un truc brûle, tu cries.

- Compris, chef.

Elle leva un sourcil. Il lui offrit un sourire malicieux avant de se tourner vers son poste.

Elle n'eut pas le temps de réfléchir davantage. Le service reprit de plus belle, les commandes s'enchaînaient, et elle oublia presque sa décision de recruter un amateur en urgence.

Mais contre toute attente, Lucas ne se contentait pas de faire semblant. Il exécutait les tâches avec une concentration surprenante. Il suivait les indications sans poser trop de questions, il allait vite, et surtout, il ne se laissait pas déstabiliser par le chaos ambiant.

- Bordel, il est plus efficace que certains stagiaires qu'on a eus, souffla Ruben en passant à côté d'elle.

Emma le vit s'occuper d'une poêle de légumes sautés, son poignet souple donnant des mouvements précis à la cuisson. Il ne paniquait pas quand on lui demandait quelque chose d'inattendu, et même si quelques gestes trahissaient son manque d'habitude dans une cuisine professionnelle, il compensait par son sang-froid.

- Attention au feu sur la plancha, Lucas ! lança-t-elle en coupant rapidement des herbes.

Il jeta un regard à l'endroit qu'elle désignait et réagit immédiatement, baissant l'intensité du gaz.

- Bien vu.

Elle hocha la tête, satisfaite.

Le ballet continua pendant près d'une heure, jusqu'à ce que le rythme ralentisse enfin.

À 22h30, le dernier plat sortit en salle. Un silence étrange tomba sur la cuisine. L'équipe s'arrêta un instant, reprenant son souffle.

Emma retira son tablier et le jeta sur une chaise en soupirant.

- Putain... c'était intense.

- On s'en est sortis, souffla Fatima, le dos contre le mur.

Lucas, encore debout à son poste, regarda autour de lui.

- C'est toujours comme ça ?

- Non, répondit Ruben en éclatant de rire. Là, c'était l'enfer.

Emma se retourna vers Lucas, les bras croisés.

- Et toi ? Toujours en vie ?

Il sourit en dénouant son tablier.

- Étonnamment, oui.

Elle le fixa un instant.

- Merci. Sérieusement. Sans toi, on aurait perdu le contrôle.

- C'était... intéressant.

Elle haussa un sourcil.

- Intéressant ?

Il se frotta la nuque, un sourire fatigué aux lèvres.

- Ok, c'était aussi épuisant. Mais j'ai aimé l'adrénaline.

Elle le scruta encore un instant, avant de sourire malgré elle.

- J'aurais jamais cru que tu serais capable de survivre dans une cuisine comme celle-ci.

- Moi non plus.

Il attrapa une bouteille d'eau sur le comptoir et en but quelques gorgées avant de la lui tendre. Elle hésita une seconde, puis la prit et but à son tour.

Le simple fait de partager ce moment, cette fatigue après la tempête, leur donnait une étrange complicité.

- T'es vraiment un type surprenant, Lucas.

Il haussa les épaules.

- J'aime bien l'idée de te surprendre.

Elle ne répondit pas.

Un peu plus tard, alors que tout le monde commençait à ranger, il s'approcha d'elle, plus sérieux.

- Emma...

Elle releva les yeux.

- Oui ?

Il hésita un instant.

- Tu fais un boulot incroyable ici. J'ai vu à quel point c'est intense, et comment tu tiens tout ça à bout de bras... Je sais pas si quelqu'un te le dit assez souvent, mais... respect.

Elle resta immobile, un peu prise au dépourvu.

- Merci.

Ce n'était qu'un mot, mais il sonnait sincère.

Il lui adressa un dernier sourire avant de s'éclipser pour la laisser fermer le restaurant.

Et elle, pour la première fois depuis longtemps, sentit quelque chose d'inattendu lui réchauffer le cœur.

L'affiche du concours trônait fièrement sur le mur en face du comptoir. Festival de la Cuisine de Londres – Concours des Chefs Indépendants. Emma l'observa un instant, les bras croisés, une ride soucieuse au front.

- Tu devrais t'inscrire, lança Ruben en s'appuyant sur le bar, les bras croisés.

- T'es sérieux ?

- Évidemment. Ce concours, c'est pas juste un trophée à exposer dans le resto. C'est une reconnaissance, une visibilité énorme. T'as le talent pour ça.

Elle soupira, le regard toujours fixé sur l'affiche. L'idée lui avait traversé l'esprit, mais elle n'était pas sûre d'être prête.

- C'est beaucoup de pression...

- Comme si t'étais pas déjà sous pression tous les jours ici, ironisa Fatima en essuyant un verre.

Emma eut un sourire en coin. Ils n'avaient pas tort.

- Tu veux une autre raison ? reprit Ruben. Le gagnant obtient un partenariat avec des fournisseurs prestigieux et une invitation à une table étoilée.

Elle arqua un sourcil.

- Une table étoilée ?

- Oui. C'est l'occasion de montrer que Le Jardin d'Épices est plus qu'un simple restaurant de quartier.

Emma inspira profondément. Son restaurant lui tenait à cœur, et ce concours pourrait effectivement le propulser vers un nouveau niveau.

- Bon. Ok.

- Ok ?! s'exclama Fatima.

- Oui. Je vais m'inscrire.

Le soir même, elle remplit le formulaire en ligne et soumit sa candidature.

Quelques jours plus tard, la confirmation tomba : elle était sélectionnée pour participer.

- Bon, maintenant, faut réfléchir à ton plat signature, dit Ruben.

Emma hocha la tête. Le concours exigeait une création originale, quelque chose qui représenterait son identité culinaire. Elle voulait un plat qui raconte son histoire, un mélange de ses influences.

Dans la cuisine du restaurant, tard le soir après le service, elle testait des associations de saveurs. Épices douces, acidité subtile, textures contrastées. Elle voulait quelque chose qui surprendrait tout en restant réconfortant.

C'est ce moment que choisit Lucas pour faire son apparition.

- Tu travailles encore ? demanda-t-il en passant la porte.

Emma sursauta légèrement.

- Qu'est-ce que tu fais ici ?

- J'avais envie de passer.

Il avança et observa le plan de travail couvert d'ingrédients.

- Tu prépares quelque chose de spécial ?

- Le concours. Je dois trouver une recette unique.

Lucas sourit en la voyant si concentrée.

- Et alors, t'as une idée ?

Elle lui fit signe d'attendre et prépara rapidement une bouchée sur une petite assiette. Elle la lui tendit, impatiente de voir sa réaction.

Lucas prit le temps de goûter, ses papilles analysant chaque nuance. Il fronça légèrement les sourcils.

- C'est... très bon. Mais il manque peut-être une touche de fraîcheur pour équilibrer.

Emma le fixa, amusée.

- Tu te crois critique gastronomique maintenant ?

- Disons que j'aime bien la bonne cuisine.

Elle haussa les épaules et reprit son travail.

Les jours suivants, elle perfectionna son plat, passant des heures en cuisine, goûtant, ajustant, recommençant. Lucas, lui, venait régulièrement, parfois juste pour l'encourager discrètement, parfois pour goûter et donner un avis honnête.

- Ce sera une victoire méritée, déclara-t-il un soir.

- Tu crois que j'ai mes chances ?

Il la regarda droit dans les yeux.

- Je crois que t'as plus qu'une chance. Tu es une battante, Emma.

Ces mots la touchèrent plus qu'elle ne voulait l'admettre.

                         

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