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Lucas prit une première bouchée et ferma brièvement les yeux. Explosion de saveurs, équilibre parfait entre le piquant et la douceur des crustacés.
- C'est excellent.
Elle croisa les bras, un éclat satisfait dans le regard.
- Tant mieux.
- Vous êtes la cheffe ?
- Je suis la propriétaire, et oui, je cuisine aussi.
- Impressionnant.
Elle haussa un sourcil.
- Pourquoi ça ?
- Vous devez tout gérer en même temps. Pas évident.
Elle rit doucement.
- Et vous, qu'est-ce que vous faites dans la vie ?
Il hésita une fraction de seconde avant de répondre.
- Je suis dans les affaires.
Pas de détails. Pas de nom d'entreprise. Il voulait juste être Lucas ce soir, pas l'homme d'affaires sous pression, pas le dirigeant toujours attendu au tournant.
Emma, cependant, ne sembla pas chercher à en savoir plus.
- Alors vous comprenez ce que c'est que de tout gérer.
- Oui. Trop bien, parfois.
Elle acquiesça, un sourire presque complice sur les lèvres.
- Bienvenue au club.
Il continua de manger sous son regard attentif, surpris de se sentir aussi à l'aise dans ce lieu inconnu. Il n'avait pas prévu cette rencontre, ni cette conversation, mais quelque chose dans l'énergie d'Emma, dans son regard vif et dans son sourire contenu, lui donnait envie de prolonger l'instant.
Quand il termina son assiette, il laissa échapper un soupir satisfait.
- Vous venez de gâcher tous mes futurs repas.
Elle fronça les sourcils, amusée.
- Comment ça ?
- Parce que rien ne pourra être aussi bon que ce curry.
Elle secoua la tête en riant.
- Vous exagérez.
- Pas du tout.
Il sortit son portefeuille, mais elle posa doucement la main sur la table.
- Laissez-moi vous offrir le dessert.
Il arqua un sourcil.
- Pourquoi cette générosité soudaine ?
- Parce que vous avez l'air d'un homme qui a besoin d'une vraie pause, et qu'ici, on sait prendre soin de nos clients.
Lucas se surprit à sourire, sincèrement cette fois.
- Alors je ne vais pas dire non.
Elle s'éloigna vers la cuisine, et il sentit quelque chose d'étrange en lui. Comme si, dans ce petit restaurant perdu au cœur de Londres, au détour d'une soirée ordinaire, il venait de toucher du doigt un début de quelque chose d'inattendu.
Le lendemain soir, Lucas hésita avant de pousser la porte du Jardin d'Épices. Il se trouvait devant le restaurant depuis plusieurs minutes, les mains enfoncées dans les poches de son manteau, cherchant une excuse rationnelle à son envie d'y retourner. Ce n'était pas seulement la cuisine, bien qu'il n'avait pas mangé un plat aussi bon depuis longtemps. Ce n'était pas non plus l'atmosphère, même si ce restaurant dégageait une chaleur rare dans une ville aussi froide que Londres.
C'était Emma.
Il n'aurait pas su dire pourquoi, mais il voulait la revoir. Peut-être pour comprendre ce qui le fascinait tant chez elle. Ou peut-être simplement parce que leur échange de la veille lui avait laissé un goût d'inachevé.
Il finit par entrer.
La clochette tinta à nouveau, et cette fois, Emma releva les yeux immédiatement. Une lueur d'étonnement traversa son regard avant qu'un sourire discret n'étire ses lèvres.
- Vous revoilà.
- Il faut croire que je suis incapable de résister à votre cuisine.
Elle s'appuya légèrement contre le comptoir, l'observant avec amusement.
- Vous savez que Londres est une ville remplie de bons restaurants ?
- Sans doute. Mais j'ai tendance à préférer ce qui est exceptionnel.
Elle haussa un sourcil mais ne commenta pas. Au lieu de cela, elle attrapa une carte et la lui tendit.
- Alors, qu'est-ce que l'exceptionnel vous inspire ce soir ?
Lucas s'installa à la même table que la veille, laissant son regard glisser sur la salle. L'ambiance était un peu plus animée ce soir. Des couples dînaient en tête-à-tête, un groupe d'amis riait au fond du restaurant, et Emma, elle, passait d'une table à l'autre avec une aisance naturelle, échangeant quelques mots ici et là, réglant un détail avec un serveur, notant une commande sans jamais sembler pressée.
Il aimait l'observer dans cet environnement. Elle appartenait à ce lieu. Il était son cœur battant, sa raison d'être.
Quand elle revint vers lui, carnet en main, il ferma la carte sans l'avoir vraiment regardée.
- Surprisez-moi.
Elle le fixa un instant, cherchant à déceler s'il plaisantait, puis hocha la tête.
- D'accord. Mais si vous détestez, vous ne pourrez pas vous plaindre.
- Je suis prêt à prendre ce risque.
Elle s'éloigna vers la cuisine, et il se surprit à sourire.
Le plat qu'elle lui servit ce soir-là était un ragoût épicé aux influences indiennes, accompagné d'un riz parfumé à la cardamome. Dès la première bouchée, Lucas sut qu'il avait eu raison de revenir.
- Alors ? demanda Emma en croisant les bras.
- Si je dis que c'est dégueulasse, vous me croyez ?
Elle plissa les yeux.
- Non.
Il rit doucement.
- Vous avez raison. C'est encore meilleur qu'hier.
Elle sembla satisfaite de la réponse et s'appuya contre le rebord de la table.
- Et sinon, vous avez profité de votre journée ?
Il haussa une épaule.
- J'ai marché un peu. Visité la ville.
- Tout seul ?
- Oui.
Elle pencha légèrement la tête, comme si elle essayait de deviner quelque chose en lui.
- Vous êtes du genre solitaire ?
- Plutôt. Et vous ?
Elle eut un sourire ironique.
- Un restaurant ne tourne pas si on aime être seul.
- Alors vous êtes toujours entourée, mais jamais vraiment accompagnée.
Elle ne répondit pas tout de suite.
- Peut-être.
Il y eut un instant de silence entre eux, mais un silence agréable, sans gêne.
Ce soir-là, Lucas resta plus longtemps. Après son dîner, Emma lui proposa un thé, et il accepta sans hésiter. Ils discutèrent encore un peu, sur tout et rien. Il apprit qu'elle avait ouvert Le Jardin d'Épices il y a trois ans, après avoir travaillé dans plusieurs restaurants londoniens. Qu'elle avait grandi en France avant de s'installer ici. Qu'elle n'aimait pas la pluie mais adorait les matins brumeux.
Quand il quitta enfin le restaurant, la nuit était déjà bien avancée, et une pensée le traversa : il reviendrait encore.
Et c'est exactement ce qu'il fit.
Les jours suivants, il trouva toujours une excuse pour revenir dîner. Un soir, il avait eu une longue journée et avait besoin d'un bon repas. Un autre, il pleuvait trop pour aller ailleurs. Puis un autre, il s'était dit qu'il était injuste de ne pas goûter à tout ce qu'Emma pouvait cuisiner.
Mais il savait que la vraie raison était bien plus simple. Il voulait être là.
Emma ne fit aucun commentaire sur sa présence répétée. Parfois, elle prenait le temps de discuter avec lui, parfois, elle se contentait d'un sourire en déposant son plat, trop occupée pour s'attarder. Mais à chaque fois, il y avait ce même sentiment de familiarité grandissante, une habitude qui s'installait sans qu'aucun d'eux ne cherche à l'expliquer.
Un soir, alors qu'il terminait son dessert, elle s'assit en face de lui avec un soupir.
- Longue journée ? demanda-t-il.
- Comme toujours.
Il observa ses traits fatigués, la manière dont elle massait discrètement sa nuque.
- Vous prenez des jours de repos, parfois ?
Elle haussa une épaule.
- Pas vraiment.
- Vous devriez.
Elle eut un petit rire.
- Je suis censée me reposer et laisser le restaurant tourner tout seul ?
- Exactement.
Elle leva les yeux au ciel.
- Vous ne connaissez pas la restauration.
- Peut-être. Mais je connais le surmenage.
Elle le regarda un instant, comme si elle hésitait à répondre, puis secoua doucement la tête.
- Si je m'arrête, j'ai peur que tout s'effondre.
Il comprenait ce sentiment. Trop bien, même.
- Alors il faut juste trouver une façon de ralentir, sans tout arrêter.
Elle sourit légèrement.
- Vous avez toujours été aussi bon pour donner des conseils que vous ne suivez pas ?
Il rit doucement.
- Probablement.
Elle se leva et posa une main sur la table, près de la sienne.
- Merci, Lucas.