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Il ne savait pas vraiment pourquoi elle le remerciait, mais il sentit quelque chose se serrer dans sa poitrine en entendant son prénom dans sa bouche.
Ce soir-là, en quittant le restaurant, il comprit une chose : Emma n'était plus juste une rencontre fortuite. Elle devenait quelqu'un qui comptait. Et ça, ça changeait tout.
Ce soir-là, le Jardin d'Épices était plus calme que d'habitude. Un jeudi pluvieux, avec ce genre de bruine londonienne qui décourageait les plus téméraires de sortir. Il restait encore quelques clients disséminés dans la salle, mais l'ambiance était feutrée, presque intime.
Lucas s'était installé à sa table habituelle, un peu en retrait, d'où il pouvait observer Emma en train de circuler entre les tables. Comme à chaque fois, il se demandait où elle trouvait toute cette énergie. Elle semblait partout à la fois, attentive au moindre détail, présente pour son équipe comme pour ses clients.
Ce soir pourtant, il la sentit plus détendue. Peut-être parce qu'il y avait moins de pression. Lorsqu'elle s'approcha de lui, elle lui lança un regard malicieux.
- Vous êtes officiellement notre client le plus fidèle.
Il sourit.
- Vous dites ça comme si c'était une mauvaise chose.
- Pas du tout. C'est juste que la plupart des gens essaient de varier un peu.
- Je suis un homme d'habitudes.
Elle haussa un sourcil, amusée.
- C'est drôle, vous ne me donnez pas cette impression.
Il haussa une épaule, comme s'il n'en était pas certain lui-même.
- Et vous, alors ? Vous êtes du genre à aimer la routine ?
Elle souffla un rire.
- En cuisine, oui. C'est une mécanique bien huilée. Mais sinon... je pense que j'aime être surprise.
- Vous avez déjà été surprise aujourd'hui ?
Elle réfléchit une seconde avant de secouer la tête.
- Pas encore.
- Peut-être que ça viendra.
Elle l'observa, intriguée, mais ne répondit rien.
Ce soir-là, au lieu de prendre sa commande comme d'habitude, elle lui fit signe de la suivre.
- Venez voir quelque chose.
Il se leva, intrigué, et la suivit à travers la salle jusqu'à la cuisine.
C'était la première fois qu'il franchissait cette porte. Dès qu'il entra, une chaleur intense l'enveloppa, mêlée aux parfums d'épices et de cuisson lente. Tout était en mouvement ici : les casseroles qui frémissaient sur les feux, les couteaux qui s'abattaient avec précision sur des planches à découper, les ordres échangés d'un ton bref mais efficace.
Emma s'avança jusqu'au poste principal, où un espace plus dégagé laissait deviner qu'il s'agissait de sa place.
- J'ai envie de vous montrer quelque chose.
Lucas croisa les bras, curieux.
- Je vous écoute.
Elle attrapa quelques ingrédients devant elle – de l'ail, du gingembre, des tomates.
- Quand je cuisine, ce n'est pas juste une suite d'étapes. C'est une conversation.
Elle commença à hacher l'ail avec une rapidité impressionnante.
- Chaque ingrédient a sa propre histoire.
Elle jeta l'ail dans une poêle chaude avec un filet d'huile. Instantanément, une odeur irrésistible emplit la pièce.
- Ça, c'est l'ouverture. La première impression.
Elle ajouta le gingembre et les épices, mélangeant le tout avec précision.
- Ensuite, il faut du contraste. Quelque chose qui vient équilibrer.
Elle prit des tomates fraîches et les écrasa à la main avant de les jeter dans la poêle.
- L'acidité des tomates contre la chaleur des épices. C'est comme un échange entre deux personnes qui ne se comprennent pas encore, mais qui commencent à trouver un terrain d'entente.
Lucas observait, captivé.
- Et vous savez à l'avance comment ça va finir ?
Elle sourit en secouant la tête.
- Pas toujours. Parfois, c'est une surprise.
Elle ajouta lentement du lait de coco, et le mélange prit une teinte dorée.
- Là, on adoucit. On donne du relief.
Lucas sentit son estomac gronder légèrement sous l'effet des odeurs.
- Vous êtes une artiste.
Elle releva la tête, surprise par l'intensité de son regard.
- Cuisiner, c'est une forme d'art, non ? continua-t-il. Vous créez quelque chose à partir de rien. Et ça provoque une émotion.
Elle sembla réfléchir un instant avant d'hocher la tête.
- Oui... mais ce n'est pas de l'art figé. C'est éphémère. Une fois que c'est mangé, il ne reste plus rien.
- Comme un moment qu'on partage.
Elle le fixa un instant, comme si quelque chose dans ses paroles la touchait plus qu'elle ne l'aurait imaginé.
- Oui, exactement.
Elle continua à cuisiner sous ses yeux, lui expliquant chaque étape, partageant sa passion avec une sincérité désarmante. Lucas ne l'avait jamais vue aussi rayonnante. C'était comme si, dans cet espace, elle était totalement elle-même, sans retenue.
Il l'écouta parler des plats qui avaient marqué son enfance, de ceux qu'elle avait appris en voyageant, des recettes qu'elle avait créées après des heures d'expérimentation. Il lui parla aussi, un peu, de sa propre relation avec la cuisine – bien plus passive, mais néanmoins remplie de souvenirs.
- Mon grand-père avait un restaurant, confia-t-il à un moment.
Elle s'arrêta un instant, le regardant avec surprise.
- Vraiment ?
- Oui. Un petit bistrot, en France. Rien de prétentieux, mais il y mettait tout son cœur.
- Vous y alliez souvent ?
Il eut un léger sourire.
- Tout le temps. C'est là que j'ai compris que la nourriture, c'était plus qu'un simple besoin.
Elle le regarda avec une intensité nouvelle, comme si elle comprenait quelque chose de plus profond à son sujet.
- Et vous... pourquoi vous n'avez pas suivi cette voie ?
Lucas baissa légèrement les yeux, jouant avec le bord de sa chemise.
- Je suppose que la vie m'a poussé ailleurs.
Elle ne posa pas plus de questions. Il apprécia cette retenue.
Lorsqu'elle eut terminé son plat, elle en servit une assiette et la posa devant lui.
- À vous de goûter, maintenant.
Il prit une première bouchée et ferma les yeux un instant. C'était un mélange parfait d'épices, de douceur et de caractère.
- Alors ?
Il rouvrit les yeux et la fixa, un sourire en coin.
- C'est incroyable.
Elle souffla un rire, un peu gênée par son regard trop direct.
- Vous exagérez.
- Pas du tout.
Ils restèrent ainsi un moment, lui dégustant son assiette pendant qu'elle l'observait en silence.
À un moment donné, elle s'accouda au plan de travail et le regarda avec un sérieux nouveau.
- Lucas...
- Oui ?
- Qu'est-ce que vous cherchez, exactement, en venant ici chaque soir ?
Il posa lentement sa fourchette et la regarda droit dans les yeux.
- Honnêtement ? Je ne sais pas.
Elle ne détourna pas le regard.
- Mais vous avez l'air de l'avoir trouvé.
Il esquissa un léger sourire.
- Peut-être bien.
Elle ne répondit pas. Mais quelque chose dans son expression changea. Comme si elle comprenait qu'ils venaient de franchir une limite invisible.
Une limite qui ne demandait qu'à être explorée.
Ce soir-là, tout bascula en l'espace de quelques minutes.
Emma n'avait pas prévu une telle affluence. En général, les mardis étaient relativement calmes, un entre-deux tranquille avant l'effervescence du week-end. Mais ce soir, quelque chose s'était produit. Peut-être un bon article, une recommandation sur un réseau social prisé. Peut-être juste un alignement cosmique qui avait conduit une horde de clients à franchir les portes du Jardin d'Épices.
Dès 19h30, la salle était pleine. Les commandes s'accumulaient, et en cuisine, la tension montait.
- Putain, c'est quoi ce bordel ce soir ? lâcha Ruben, le sous-chef, en essuyant la sueur sur son front.
- On est en train de couler, Emma, ajouta Fatima en courant d'un poste à l'autre.
Emma voyait bien que tout le monde était au bord de la rupture. Son équipe était déjà en sous-effectif, et ce rush inattendu mettait tout le monde à rude épreuve.
Elle essayait de garder son calme, de donner des instructions précises, mais elle sentait le chaos gagner du terrain. Des plats tardaient à sortir, les serveurs revenaient avec des visages tendus, et les clients impatients commençaient à murmurer entre eux.
Et puis, soudain, une voix dans son dos :
- Je peux aider.