Le regard de son reflet dans le miroir ne lui renvoyait aucune certitude, juste un visage fatigué, marqué par les nuits sans sommeil.
Le trajet jusqu'au bureau de Harper Enterprises fut silencieux, le taxi glissant à travers les rues encore désertes, les bruits de la ville noyés sous une brume épaisse. Lorsqu'elle arriva devant l'immeuble, la majesté froide du bâtiment lui donna l'impression d'un monstre prêt à la dévorer. Ce n'était pas la première fois qu'elle y entrait, mais cette fois, c'était différent. Tout semblait avoir changé, et tout semblait figé en même temps.
Elle monta les escaliers, presque instinctivement, comme si ses pieds savaient déjà où elle devait aller. Le hall d'entrée était aussi vaste et impersonnel qu'elle s'en souvenait, avec ses murs blancs et ses colonnes de marbre, reflet parfait de la structure de l'entreprise : rigide, droite, sans émotion. Emily croisa quelques collègues qui s'affairaient, mais aucun d'eux ne sembla la regarder autrement que par courtoisie. Elle se sentit plus étrangère que jamais, comme si l'entreprise, qu'elle connaissait dans ses moindres détails, était devenue un terrain hostile.
Elle arriva finalement devant la porte du bureau de Jonathan. Elle hésita un instant, posant sa main sur la poignée. C'était comme si elle se retrouvait face à une porte qui ne menait plus nulle part, une porte derrière laquelle elle avait passé tant de moments, partagés tant de décisions avec lui. Mais maintenant, elle n'était plus qu'un vestige de ce passé.
Elle entra sans frapper. Daniel était là, seul, assis derrière le grand bureau de son père. Ses traits étaient tendus, son regard dur. Il ne la regarda même pas quand elle entra, comme s'il était perdu dans ses pensées, une expression d'impatience figée sur son visage. La scène était déstabilisante. Là, dans ce bureau austère, rien n'avait changé. Pourtant, tout était différent. Jonathan n'était plus là, et Daniel, désormais à la tête de l'entreprise, semblait avoir du mal à accepter son rôle.
Elle s'approcha lentement du bureau, son regard balayant l'espace, comme pour essayer de retrouver quelque chose de familier. Mais il n'y avait rien. Pas une photo, pas un souvenir personnel. Seulement des papiers en désordre, des dossiers ouverts, une tasse de café à moitié pleine, son reflet dans la vitre.
Daniel la regarda enfin, levant les yeux vers elle. Un silence lourd s'installa entre eux, comme un gouffre qu'il n'arrivait pas à combler. Ses lèvres s'ouvrirent, mais aucun mot ne sortit immédiatement. Au lieu de cela, il prit une profonde inspiration, fermant brièvement les yeux, comme s'il cherchait un peu de calme avant de parler.
"Emily..." dit-il enfin, la voix plus basse qu'elle ne l'avait été pendant leur échange téléphonique. "Je sais que tu t'attendais à autre chose, mais il y a des choses dont il faut discuter."
Elle resta silencieuse, observant ses yeux, cherchant un indice, une lueur d'émotion. Mais il n'y avait rien. Juste de la distance. Un masque de chef. Rien de plus.
"Je n'ai pas demandé ton avis sur ce qui s'est passé, je sais que ça a été difficile pour toi. Mais maintenant que mon père n'est plus là, il y a des décisions à prendre, des choix à faire." Il marqua une pause, ses doigts jouant avec un stylo posé sur le bureau. "Je compte sur toi, Emily. Tu as toujours été l'une des rares personnes en qui j'ai confiance."
Il y eut un instant de silence. Un silence qu'Emily ne savait comment remplir. Elle n'était plus l'assistante loyale de Jonathan. Elle était désormais un pion dans son jeu. Mais pourquoi avait-il fait appel à elle, après tout ? Pourquoi l'impliquer dans cette transition alors que leurs relations n'avaient jamais été simples ? Pourquoi lui faire ce genre de promesse ?
"Je ne sais pas si j'en suis capable, Daniel." La phrase échappa à Emily avant qu'elle ne puisse la retenir. Elle n'avait pas prévu de parler, mais les mots se mirent à déborder sans contrôle. "Tout est en train de changer, et je... je n'ai jamais voulu ce genre de responsabilité."
Elle s'arrêta, réalisant qu'elle venait de briser le silence pesant qu'il avait instauré. Daniel la fixa sans ciller. Un éclat fugace passa dans ses yeux, comme s'il comprenait enfin la complexité de la situation. Mais cela ne dura qu'une seconde, et l'expression froide revint rapidement.
"Tu n'as pas le choix, Emily. Ni moi d'ailleurs." Il se leva brusquement, marchant jusqu'à la fenêtre. "Tu as été là pour lui, tu as tout vu. Tu sais ce qu'il faut faire. Et je sais que tu as les épaules pour ça."
Emily le regarda se détourner d'elle, ressentant la pression augmenter à chaque instant. Elle se sentait prise au piège dans un jeu dont elle n'avait jamais voulu faire partie. Son cœur battait plus vite. Les pensées tournaient sans fin, mais une chose était claire : elle ne pourrait pas s'enfuir cette fois.
Le silence qui suivit était lourd et pesant, presque suffocant. Emily sentit ses mains trembler légèrement, mais elle les serra fermement sur la surface du bureau. Elle ne voulait pas montrer sa vulnérabilité. Pas maintenant. Pas devant lui.
Daniel ne se tourna même pas lorsqu'il reprit la parole, sa voix plus grave qu'avant. "Je veux que tu restes, Emily. Tu es la seule qui connaît cette entreprise aussi bien que mon père."
Les mots résonnèrent en elle, mais ils n'apportaient aucune certitude. Il y avait une urgence dans sa voix, mais aussi une froideur qu'elle ne pouvait ignorer. Elle savait que tout ce qu'il lui demandait n'était qu'une formalité pour lui. Elle était là pour combler un vide, pour s'assurer que l'entreprise ne sombre pas dans le chaos. Elle n'était plus la confidente de Jonathan. Elle n'était plus qu'une ressource à exploiter.
Elle se leva enfin, sentant la lourdeur de l'atmosphère se resserrer autour d'elle. Elle s'approcha du bureau, s'arrêta à quelques pas de lui, et le regarda sans vraiment voir. "Tu veux que je t'aide à reconstruire ce que mon père a bâti. Mais tu sais aussi bien que moi que ça ne suffira pas. L'entreprise... ce n'est pas simplement des chiffres sur des papiers, des actions à distribuer, ou des décisions à prendre. C'est ce que mon père a laissé derrière lui. C'est ce qu'il a fait avec sa vie, et ce que tu dois faire avec la tienne."
Elle avait dit ces mots sans réfléchir, et en les prononçant, elle savait qu'ils portaient en eux une vérité qui faisait mal, à elle comme à lui. Daniel tourna lentement la tête vers elle, son regard d'abord perçant, puis semblant se perdre dans la profondeur des paroles d'Emily. Il se tenait là, grand et imposant, mais Emily pouvait voir, dans ses yeux, l'incertitude et la peur qu'il dissimulait si habilement. Pour un instant, elle se sentit presque désolée pour lui, mais la culpabilité se dissipa aussi vite qu'elle était apparue. Il n'avait pas besoin de sa pitié.
"Je ne peux pas tout faire seul." Sa voix s'était adoucie, mais l'intensité était toujours là. "Jonathan m'a laissé un fardeau, Emily. Tu n'as pas idée de ce que c'est, de devoir tout reprendre à zéro. Je suis... perdu."
Ses mots résonnèrent douloureusement dans l'esprit d'Emily. Elle savait qu'il ne disait pas tout. Il ne pouvait pas. Il ne pouvait pas admettre qu'il était déjà trop tard pour sauver quelque chose d'intact. L'entreprise était malade, et il le savait. Ses faux airs de confiance n'étaient qu'une façade fragile. Mais il restait son fils. Et, à cet instant, elle comprenait que tout ce qu'il avait été dans la vie de Jonathan, tout ce qu'il était dans son propre miroir, n'était qu'une version déformée de la réalité.
Elle ferma les yeux un moment, avant de les rouvrir, déterminée à ne pas se laisser emporter par l'empathie. Elle n'était pas là pour jouer le rôle de la sauveuse. Elle était là parce qu'il n'y avait plus d'autre choix. Tout était trop compliqué pour qu'elle s'en retire. De toute façon, elle n'avait jamais eu cette option.
"Je n'ai pas l'intention de réparer les erreurs de ton père, Daniel. Mais je ferai ce que je peux. Parce que je le dois." Sa voix, calme et mesurée, masquait la tempête intérieure qui grondait. "Mais il faudra qu'on se parle sérieusement. Que tu arrêtes de croire que tout peut se résoudre avec des mots et des gestes. Parce que ça ne marche plus comme ça."
Il la regarda longuement, et pendant un instant, elle se sentit à la fois proche et distante de lui. Comme deux âmes perdues qui, pourtant, étaient liées par des fils invisibles, des responsabilités qu'aucun d'eux ne pouvait ignorer.
"Je sais," répondit-il enfin, sa voix plus basse, presque étouffée par la culpabilité qui semblait enfin percer sa façade. "Mais je ne peux pas faire ça seul. Pas sans toi."
Emily détourna les yeux. Elle n'était pas là pour le sauver, ni pour sauver l'entreprise. Elle était là pour faire ce qui était juste, et, surtout, pour protéger la mémoire de Jonathan. C'était tout ce qui comptait maintenant.
Sans un mot de plus, elle se dirigea vers la porte, prête à quitter la pièce. Daniel, quant à lui, resta là, silencieux, une ombre dans la pièce, son regard fixe sur l'espace qu'elle venait de quitter.
Lorsqu'Emily sortit du bureau, elle ressentit la tension se relâcher légèrement, mais son esprit était toujours en proie à une agitation profonde. Elle savait que, quoi qu'il arrive, elle serait toujours liée à cet endroit. Mais elle n'était plus la même personne. Plus rien ne pourrait revenir en arrière.
Au loin, elle aperçut un léger mouvement, une silhouette qui se dessinait dans le couloir. C'était Isabelle, la sœur de Daniel, qui s'approchait. Elle la regarda s'arrêter devant elle, son visage marqué par l'incertitude, mais aussi par une forme de solidarité silencieuse. Elle n'eut pas besoin de poser de questions. Les regards se croisèrent, et dans un échange tacite, Emily comprit que tout n'était pas encore écrit.