Emily Carter tendit la main et éteignit la télévision d'un geste sec. Elle n'avait pas besoin d'entendre ces phrases creuses, ces rappels incessants de ce qu'elle savait déjà. Elle avait été là, elle avait vu la lumière s'éteindre dans les yeux de Jonathan, senti son dernier souffle se dissiper dans la chambre silencieuse. Elle n'avait pas besoin que les journalistes transforment cet instant intime en une simple information relayée à la chaîne, dépourvue d'âme et de sens.
Assise dans l'obscurité de son appartement, les jambes repliées contre elle, elle serra machinalement le tissu de son pull entre ses doigts. La pièce était silencieuse, trop silencieuse, à l'image du vide qui s'était installé en elle. Jonathan Harper n'était plus. Et avec lui, une partie d'elle s'était éteinte.
Durant quatre ans, elle avait été plus qu'une simple assistante. Elle avait veillé sur lui, anticipé chacun de ses besoins, été son soutien dans l'ombre. Elle connaissait ses habitudes mieux que personne, savait quelle marque de café il préférait, quelles lectures le faisaient sourire, quels silences traduisaient une fatigue qu'il refusait d'admettre. Elle avait appris à déchiffrer l'homme derrière l'icône, à voir au-delà du puissant PDG pour apercevoir l'ami, le mentor, presque un père.
Mais désormais, il ne restait que l'absence.
Son regard se perdit sur la table basse où reposaient quelques dossiers qu'elle n'avait pas eu la force d'ouvrir. L'avenir de Harper Enterprises ne la concernait plus. Pourtant, elle savait que ce n'était pas aussi simple. L'entreprise ne tournerait pas la page aussi facilement, pas avec ce qui se préparait dans l'ombre. Elle sentait déjà le poids du changement s'abattre sur elle, comme une ombre prête à l'engloutir.
Et au centre de cette tempête imminente se trouvait Daniel Harper.
Emily ferma les yeux un instant. Elle ne l'avait jamais vraiment apprécié. Trop ambitieux, trop froid, trop conscient du pouvoir qu'il détenait. Il avait toujours eu ce regard perçant, cette façon de l'observer comme s'il cherchait à la déchiffrer, à percer ses failles. Elle avait toujours évité de se retrouver seule avec lui, gardant ses distances par instinct, par méfiance.
Mais elle savait que cela ne durerait pas.
Daniel était désormais à la tête de Harper Enterprises. Il allait prendre le contrôle, imposer sa vision, remodeler l'empire de son père selon ses propres ambitions. Et il allait, d'une manière ou d'une autre, croiser sa route.
Emily rouvrit les yeux et se força à inspirer profondément. Elle ignorait encore ce que l'avenir lui réservait, mais une chose était certaine : ce n'était que le début.
Le début d'un jeu dangereux, où les règles allaient bientôt changer.
Le vent froid de la matinée balayait les rues de New York, apportant avec lui un air de deuil presque palpable. Emily avançait d'un pas mesuré, son manteau serré autour d'elle, sans vraiment prêter attention aux passants qui l'entouraient. Le bruit de la circulation, le martèlement des talons sur le bitume, les conversations feutrées de ceux qui se croisaient... Tout cela lui paraissait lointain, comme si elle évoluait dans une bulle d'irréalité.
Aujourd'hui était le jour des funérailles de Jonathan Harper.
L'église choisie pour la cérémonie se dressait au bout de la rue, imposante, ses pierres grises imprégnées d'une solennité qui correspondait bien à l'homme qu'elle était venue honorer. Harper Enterprises avait tout organisé avec la précision et l'élégance qui caractérisaient l'empire de Jonathan. Rien n'avait été laissé au hasard : les arrangements floraux impeccables, le protocole millimétré, la liste des invités triés sur le volet. Tout était orchestré comme une dernière mise en scène, un dernier hommage à l'homme puissant qu'il avait été.
Emily n'avait jamais été à l'aise dans ce genre d'événements. Elle se sentait toujours décalée, comme si elle n'appartenait pas vraiment à ce monde où la richesse et le pouvoir dictaient la moindre décision. Elle, qui était habituée aux couloirs silencieux de l'entreprise, aux écrans d'ordinateur et aux piles de documents, se retrouvait aujourd'hui dans un univers de feux de paille et de faux-semblants. L'élégance des invités, leurs visages fermés et les sourires réservés qui masquaient des pensées plus sombres... Elle savait que, sous cette façade de respect, se cachait une guerre silencieuse pour le contrôle de l'empire de Jonathan. Une guerre qu'elle ne pouvait ignorer, même si son cœur lui criait de se détourner.
Elle entra dans l'église, les portes lourdes s'ouvrant dans un grincement presque symbolique, et se retrouva au milieu des rangées de bancs, entourée de figures familières, mais pourtant si éloignées d'elle. Des visages de collègues, de partenaires d'affaires, tous réunis sous le même toit, unis par un homme qu'ils respectaient mais n'avaient jamais vraiment connu. Ils l'observaient, certains avec un air curieux, d'autres avec un mélange d'indifférence et de fascination.
Au fond de l'église, l'autel était orné de fleurs blanches, comme si la pureté du geste pouvait effacer les zones d'ombre qui avaient toujours accompagné Jonathan. Ses affaires, ses choix, ses relations... Rien de tout cela ne s'effaçait avec des roses et des lys. Tout restait gravé dans la mémoire des quelques privilégiés qui avaient eu le droit d'entrer dans l'intimité de son empire.
Elle s'avança lentement, son regard cherchant désespérément un visage familier. Mais la salle était trop vaste, trop impersonnelle. Elle se dirigea vers un banc à l'arrière, s'installant à l'écart, cherchant à se fondre dans l'ombre. Le silence pesant qui régnait dans l'église lui pesait, chaque souffle, chaque mouvement des autres invités lui semblait comme un bruit trop fort dans ce lieu trop calme.
C'était là que tout avait commencé. Ici, dans cette ville, dans ces bureaux, où Jonathan Harper l'avait rencontrée. Elle, une simple assistante, qui avait su anticiper ses besoins avant même qu'il ne les exprime. Il l'avait choisie pour une raison qu'elle n'avait jamais tout à fait comprise. Peut-être parce qu'il voyait en elle quelque chose qu'il avait perdu, ou quelque chose qu'il espérait trouver à travers sa dévotion. Ils s'étaient rapprochés au fil des mois, construisant une relation faite de silences partagés, de rires discrets, et de discussions qui touchaient parfois des sujets plus profonds, plus personnels. Mais aujourd'hui, tout cela semblait si loin, comme un autre monde, presque irréel.
Elle aurait voulu pleurer, mais quelque chose en elle refusait de céder à la douleur. Pas ici, pas maintenant. Pas devant ceux qui avaient toujours voulu prendre sa place, ou du moins l'observer de loin. Leur présence l'étouffait, la ramenait à une réalité qu'elle préférait éviter. Une réalité qui, bien qu'assombrie par le départ de Jonathan, restait inévitable : Daniel Harper allait prendre le relais. Son fils. L'héritier légitime, certes, mais un homme qu'elle n'avait jamais pu voir sous un jour favorable.
Elle avait toujours senti en lui cette froideur distante, cette arrogance silencieuse qui dénotait chez certains le poids du pouvoir avant même qu'il ne soit réellement entre leurs mains. Et aujourd'hui, alors que la foule se recueillait pour dire adieu à Jonathan, c'était lui qui allait gouverner. C'était lui qui allait tout réorganiser, tout remodeler selon ses propres choix.
Emily serra les mains dans son giron, les doigts croisés, comme pour empêcher son esprit de s'égarer plus loin. Elle avait déjà vu ces jeux de pouvoir, ces manipulations silencieuses qui se tramaient dans l'ombre des grandes entreprises. Harper Enterprises n'échapperait pas à la règle. L'empire de Jonathan était désormais entre les mains de son fils, et Emily savait qu'il n'y aurait pas de place pour les sentiments, ni pour les anciennes loyautés. Elle allait devoir se battre pour sa place, se battre pour son avenir dans cette entreprise, tout en essayant de comprendre ce qui se cachait derrière la façade brillante que Daniel Harper avait déjà commencé à ériger.
L'atmosphère autour d'elle semblait se densifier, se charger d'une tension nouvelle. Emily savait qu'elle ne sortirait pas indemne de ce jour. Elle ne le pouvait pas. Pas après tout ce qu'elle avait vu, tout ce qu'elle avait appris sur Jonathan.
Elle inspira profondément, et se leva lentement, prête à affronter le lendemain. Et tout ce qu'il allait apporter.