Embêtant, certes, mais pas de quoi en faire une histoire. J'avais essayé d'expliquer que c'était à cause de leurs ailes. Quand j'étais enfant, je jouais dans la cour de récréation. Ma mère adorait m'attacher les cheveux, elle ne supportait pas les voir détachés. Ce jour-là, je courais, je riais, comme tous les enfants de mon âge. Puis, soudain, j'ai senti quelque chose s'accrocher dans ma queue de cheval. Quelque chose de gros qui battait des ailes frénétiquement. Ça bourdonnait dans mes oreilles, et j'ai commencé à hurler, agitant les bras pour essayer de chasser ce monstre logé dans mes cheveux. Une maîtresse a fini par me calmer et a retiré la bête de mes cheveux. Mais la panique avait déjà pris le dessus, mon souffle était court, et mon visage était écarlate. Quand elle me montra la créature, j'ai été envahie d'une terreur indescriptible. C'est ce jour-là que j'ai compris à quoi ressemblait une libellule et quel son terrifiant elle produisait avec ses ailes. Depuis cet incident, j'ai toujours été la cible de moqueries à cause de cette phobie, et David n'avait pas fait exception.
Je ne comptais pas lui en parler. J'espérais pouvoir garder ce secret pour moi à jamais. Mais c'était mal connaître David. Il voulait tout savoir, absolument tout, refusant que je garde le moindre secret pour moi. Pour lui, un secret était une trahison. Après de longues négociations, il m'a arraché la confession, m'obligeant à lui raconter cette histoire de la cour de récréation. Il voulait connaître chaque détail.
Je m'attendais à ce qu'il respecte sa promesse de ne pas se moquer. Mais sa réaction m'a profondément blessée. Il a éclaté de rire, une crise incontrôlable qui a duré plusieurs minutes. Je suis restée silencieuse, incrédule qu'il puisse ne pas tenir sa promesse. En lui confiant ma peur, je m'attendais à un minimum de respect. Alors, je suis restée figée, attendant qu'il cesse de rire. Mais, au lieu de s'excuser, il s'est énervé.
- Allez, Lorelle, fais pas la tête, je me moque pas de toi, dit-il.
- Ah non ? Et c'est quoi, ça, si ce n'est pas se moquer ? rétorquai-je.
- Faut pas exagérer, Lorelle. Tu vas pas faire une histoire pour si peu. Mais franchement, avoue, c'est pas normal d'avoir peur des libellules. Tes parents t'ont jamais emmenée voir un psy ? Sérieusement, si ma fille avait une peur aussi ridicule, je l'emmènerais direct consulter.
Ces mots ont résonné en moi, me blessant davantage. Non seulement il se moquait de ma phobie, déjà difficile à vivre, mais en plus, il parlait d'enfants...
- De quelle fille tu parles, David ? Toi qui dis ne pas vouloir d'enfants, comment comptes-tu amener quelqu'un chez un psy ?
Sans attendre sa réponse, je me suis éloignée, ignorant le regard abasourdi qu'il me lançait. Les larmes me montaient aux yeux, je me sentais tellement insignifiante et ridicule face à lui. Ce n'était pas tant son rire qui m'avait blessée, mais ses mots, son expression. David avait ce talent de parler avec ses yeux, il transmettait tout : la joie, la tristesse, le désir et, à cet instant précis, le jugement. C'était comme si, soudain, il me voyait différemment, comme une gamine naïve et insensée. Et cela se reflétait dans toutes ses remarques. Mon opinion n'avait jamais vraiment compté pour lui, il s'était toujours arrangé pour que je plie sous son propre jugement.
- T'es qu'une enfant qu'on a jetée trop tôt dans l'arène des adultes.
- Tu passes ton temps à prêcher des leçons de vie à tes élèves, mais toi-même, tu n'es pas un modèle.
- De toutes les femmes que j'ai connues, tu es la plus complexe et la plus immature.
Ces mots m'avaient profondément meurtrie. Ils avaient été prononcés dans des moments totalement inappropriés, comme lors d'un dîner en famille, par exemple. Mais dans ces instants-là, il trouvait toujours des alliés dans mes parents, qui semblaient tout d'un coup approuver ses critiques, sans que je ne comprenne pourquoi. Enfant, ils ne s'étaient jamais moqués de moi, ni même dénigrée. Mais l'arrivée de David avait changé beaucoup de choses dans ma vie, en bien comme en mal, et parfois j'étais presque soulagée qu'il parte en déplacement. Au moins, à distance, il avait moins de temps pour me lancer ses piques. Il devenait plus doux, plus aimable.
Après cette conversation pénible à propos de ma phobie, j'ai fini par lui retourner la question. Il a immédiatement répondu qu'il avait peur des avions, et il insistait sur le fait que cette crainte était parfaitement rationnelle, rien de risible là-dedans. Les avions, disait-il, sont des engins dangereux, il y a des crashs partout dans le monde. Des avions détournés, d'autres qui disparaissent sans laisser de trace. C'est sérieux, rien à voir avec la peur des libellules qui, elle, n'handicape personne dans la vie.
Quand le bruit de l'accident a retenti, perçant mes tympans, j'ai su que jamais plus les libellules ne me terrifieraient. L'amour de ma vie venait de disparaître, presque sous mes yeux, comme si j'avais été là à ce moment précis. Ce qui m'effrayait le plus s'était produit, et j'étais maintenant comme engourdie, insensible à toute autre peur. De plus, dès que la pluie a commencé à tomber, une libellule est venue se poser doucement sur le rebord de la fenêtre. Mes yeux se sont attardés sur ses longues ailes, mais elles ne m'inspiraient plus aucune crainte, ni même d'émerveillement. Rien. J'étais presque soulagée qu'elle soit là, comme une petite présence dans ce vide qui m'entourait. Et alors que je l'observais plus tard, j'ai réalisé qu'elle était morte. Ses ailes ne bougeaient plus, seul le vent léger la faisait frémir. La vie l'avait quittée, là, à l'abri sous le volet. Comme pour mourir en silence, loin de la douleur du monde extérieur. C'est ainsi que les libellules s'en vont.
Seule, debout face à la fenêtre de la cuisine, les yeux fixés sur le vide, une libellule inoffensive gisait devant moi, morte, tandis que ma tarte aux noix de pécan brûlait dans le four. La fumée commençait à envahir la pièce, et je savais que l'alarme incendie allait bientôt se déclencher. Pourtant, je n'arrivais pas à détacher mon esprit de l'image de David sous la pluie et de cette libellule venue mourir sous mon volet.
Son départ si brutal, si sournois, m'a plongée dans un état de profonde torpeur. Comme si le monde autour de moi s'était évanoui, me laissant seule dans une bulle. Les jours passèrent sans que je m'en rende compte, et pour cause. Je n'avais encore averti personne de cette terrible nouvelle. Ni mes parents, ni même ma sœur, ma confidente de toujours.
La douleur ne parvenait pas à m'atteindre. Je ne pouvais même pas saisir le vide qui me consumait. On dit que les morts vont vers la lumière, qu'ils trouvent la paix et continuent de veiller sur nous. C'est ce qu'on dit, mais est-ce vrai ? J'ai toujours pensé que cette image paisible n'était qu'un vilain mensonge, inventé pour nous apaiser, pour nous éviter de sombrer. Mais moi, je me sentais jetée en enfer, comme si j'avais gagné mon ticket d'entrée à l'avance. Un enfer où il fait toujours froid, où le temps ne signifie plus rien, tout comme les souvenirs, les bons moments, emportés par le vent. Mon plaid ne me quittait plus une seule seconde durant ces jours de réclusion. Allongée dans mon lit, je ne faisais rien, sinon fixer le vide et me lever pour aller aux toilettes. Je ne sais même pas comment j'ai survécu à ces quelques jours.