Mes oreilles saignaient, le téléphone était déjà bien taché, mais je m'en fichais. Je voulais entendre quelque chose, peut-être un simple avertissement, un signe que ce n'était qu'une fausse alerte, une mise en garde nous rappelant de ne jamais téléphoner au volant. Comme une sorte de leçon à laquelle on aurait répondu « promis, on a compris, on ne recommencera plus, rendez-moi juste l'amour de ma vie, s'il vous plaît. » Mais la réalité était bien différente. Aucun bruit ne provenait de l'autre côté du fil, il n'y avait plus rien. Mon esprit s'accrochait désespérément à l'espoir, mais il n'y en avait pas.
Puis, au loin, j'entendis les sirènes, peut-être des pompiers ou de la police, je ne savais pas. Le son, d'abord lointain, devint de plus en plus fort et proche. Un mince espoir m'envahit, mais mon esprit savait déjà ce qui se passait. Attendre n'avait aucun sens, un sermon résonnait dans ma tête, une punition accompagnée d'un goût de sang qui remplissait ma bouche, comme si j'étais en train de mourir. Le souffle me manqua, je ne pouvais plus respirer. Mon corps me lâchait, tout en moi se déconnectait. J'étais sur le point de mourir, mon cœur s'était brisé en mille morceaux. L'angoisse me submergeait, le sang se glaçait dans mes veines. Mon corps semblait prêt à s'effondrer aussi. C'était comme si mon organisme entier en avait fini avec la vie. Un violent frisson me traversa, un avertissement que mon tour approchait. Comme si ce frisson pouvait me tuer, et j'en étais certaine.
J'étais là, figée, seule, devant la grande fenêtre de la cuisine qui donnait sur le parc. Si mon esprit n'avait pas été aussi embrumé, j'aurais pu admirer ce lever de soleil. La nuit était finie, mais mon esprit était resté dans l'obscurité. Il n'était que six heures du matin, l'herbe était encore humide, cela se voyait de la fenêtre. Le soleil ne tapait pas encore en ce début d'été, le moment parfait pour profiter de la journée, en temps normal. Mais là, seule devant la grande fenêtre de la cuisine, je n'arrivais pas à voir tout cela. J'étais figée, en train de mourir. Un temps pour sourire, un temps pour mourir.
Paradoxalement, une partie de moi refusait de céder aussi facilement. Les événements s'étaient précipités sans que je puisse les arrêter. Les souvenirs heureux refirent surface, à toute vitesse. Ma rencontre avec David, notre premier restaurant indien, notre premier feu d'artifice du 14 juillet, notre voyage au Danemark, la première fois que je l'ai présenté à ma famille, notre première nuit ensemble. Seule dans ma cuisine, je revis ces moments de bonheur, ceux qui m'avaient comblé de joie, ceux que je ne pourrais jamais oublier, même si je le voulais. Je revoyais le temps des sourires, une période que j'avais aimée sans en profiter assez. Toutes ces premières fois qui laissaient déjà présager qu'il y aurait une dernière fois.
Puis, ma vision se brouilla. En un instant, mon univers devint gris. C'est à partir de ce moment que j'ai commencé à voir le monde en gris. De la fenêtre, j'espérais qu'aucun enfant ne viendrait jouer dans le parc ce jour-là. Si je ne pouvais pas être heureuse, il n'y avait pas de raison que des enfants puissent l'être, en faisant du bruit. Ils n'avaient qu'à rester chez eux et me laisser en paix.
Soudain, une pluie fine s'abattit sur les fenêtres de l'appartement. Le ciel s'assombrit, le temps reflétait mon humeur. La fenêtre était ouverte, l'odeur de la pluie m'atteignit, mais elle n'eut aucun effet apaisant sur mon esprit. Ni consolation, ni mélancolie, rien. Les quelques touristes déjà présents sur le parvis de la cathédrale se pressèrent pour se mettre à l'abri, ce n'était pas le jour pour faire des photos de Strasbourg sous le soleil. J'espérais qu'il pleuve toute la journée, voire tous les jours suivants. Métaphoriquement, cette pluie, venue de nulle part, brisa ce qui restait de mon âme. Une transition définitive, marquant la fin du temps des sourires, plongeant mon âme dans le temps pour mourir. Un temps de souffrance, de désespoir et de culpabilité frappait à la fenêtre de ma cuisine. C'était horrible de penser que je ne pourrais peut-être plus jamais vivre.
Seule dans la cuisine, je restais figée entre ces deux temps. Vivante en apparence, mais morte à l'intérieur. Mon âme refusait d'accepter cette réalité tandis que les sirènes continuaient de hurler dans le téléphone. Le bruit de la pluie résonnait également dans le téléphone. Cette même pluie tombait sur la voiture de David, peut-être même sur son corps. Moi, j'étais à l'abri, au sec. David, lui, était dehors, dans une voiture probablement en mille morceaux, sans protection contre cette pluie de plus en plus forte. J'ai attendu longtemps, sans bouger, comme morte. Puis, je l'ai entendue. Cette voix qui m'a tirée de ma stupeur, me ramenant un instant à la réalité. Une voix que je n'oublierai jamais.
À travers le combiné, une voix se fit entendre. Ce n'était pas celle de David, même si j'aurais voulu y croire. Non, c'était un autre homme, sa voix me paraissait étrangère, dénuée du ton chaleureux auquel j'étais habituée.
- Allô ? entendis-je l'homme dire, est-ce qu'il y a quelqu'un ? Je vous entends respirer. Pourriez-vous me dire qui vous êtes ?
Quel menteur, comme si j'étais en train de respirer. Le souffle me manquait cruellement, et je n'avais aucune force pour répondre, ni même pour prononcer mon propre nom. Mais cet homme ne lâchait pas prise :
- S'il vous plaît, répondez-moi. J'ai besoin de savoir qui vous êtes.
Rassemblant ce qui me restait de volonté, j'ai fini par répondre :
- Oui, oui, je suis là.
- Êtes-vous sa femme ? Madame, s'il vous plaît, identifiez-vous. C'est très sérieux ici, cet homme est décédé. Si vous êtes de la famille, vous devez venir à l'hôpital tout de suite.
Et alors que la pluie frappait la fenêtre de la cuisine, cet homme venait de sceller mes derniers espoirs, les anéantissant à jamais. Il avait prononcé à haute voix ce que je redoutais au plus profond de moi. Il venait de m'envoyer sans retour possible dans un monde de souffrance. David était mort, sans la moindre chance de revenir. Il avait quitté ce monde, me laissant seule, abandonnée à une douleur insoutenable que je n'étais pas prête à affronter.
Depuis mon enfance, même si mon univers semblait idyllique, marqué par une enfance heureuse dans un foyer aimant, une phobie grandissait en moi, s'ancrant profondément avec le temps. Les enfants et les adultes ont souvent peur d'animaux comme les araignées, les insectes, les serpents, et parfois même des oiseaux, ces créatures dont les formes et mouvements peuvent sembler étranges. Pour d'autres, ce sont les poissons qui provoquent des frissons d'horreur. Peut-être parce qu'ils sont visqueux, ou avec leurs yeux globuleux. Les phobies, ces peurs irrationnelles, sont difficiles à expliquer, souvent incompréhensibles et inexplicables. Mais elles existent, comme ces petites créatures inoffensives qui, par malchance, se retrouvent à incarner des cauchemars.
Alors, quelle était ma peur à moi, Lorelle Diaz ? Quelle était cette terreur si intense qu'elle pouvait me pétrifier, me rendre incapable de bouger, me paralysant de terreur ? Nos esprits ont parfois des rejets irrationnels face à certaines choses, mais quelle était la mienne ?